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SECRÉTAN. — le principe de la morale

ponsabilité, de culpabilité, de justice n’y formeraient plus la base du droit répressif ; mais plus l’enchainement régulier des effets et des causes paraîtra certain dans le champ de l’activité personnelle, moins on pourra mettre en question l’utilité de la douleur pour corriger les délinquants, et surtout celle de la crainte pour détourner de leur exemple.

De même, indépendamment de toute sanction extérieure, dans l’ordre de la moralité pure, on comprend que l’idée d’un but à conquérir, d’un progrès réalisable, d’une satisfaction intérieure accessible, exerce une influence sur un être conscient dont les représentations déterminent l’activité. Plus cette détermination sera constante et rigoureuse, plus il importera que l’idée du bien soit précise, lumineuse et constamment présente à son esprit.

Loin de rien ôter à l’utilité de l’enseignement moral, la conception mécanique du rapport entre les représentations et l’activité musculaire rendrait donc cette utilité plus considérable et plus certaine : mais l’indispensable condition pour qu’il en soit ainsi, c’est que l’agent nécessité se croie libre au moment où il agit. S’il avait le sentiment de ne pouvoir suivre qu’un seul chemin, la représentation qui s’offre à cet instant donné commanderait forcément l’action, car il n’aurait point de motif pour la différer et pour se demander : que dois-je faire ? Cette question n’aurait aucun sens pour lui. — Convaincu théoriquement que son action sera conforme à la raison la plus forte, cherchera-t-il quelle est cette raison ? — Alors il n’est pas le déterministe conséquent que nous supposons : S’il avait bien compris son maître, il saurait que le rapport de ses représentations entre elles est aussi rigoureusement déterminé que le rapport entre la représentation actuelle et la décision. Certain qu’il ne peut penser autrement qu’il ne pense, il ne demanderait plus ce qu’il doit penser. Il obéirait à la première impulsion venue, sans la discuter. On ne prétend point qu’un tel état d’esprit n’implique pas contradiction à son tour, ni qu’il soit réellement possible au sujet d’effectuer entièrement cet anéantissement de lui-même : tout ce qu’on veut dire, c’est qu’un fatalisme conséquent détruirait le ressort de la pensée aussi bien que celui de l’action. Il faudrait donc choisir (toujours choisir !) entre la possession actuelle de la vérité et la réalité de la vie. Pour subsister, le sage est obligé d’oublier sa sagesse toutes les fois qu’il agit. Il lui faut mener une double vie, et se démentir lui-même à chaque instant. Lorsqu’il délibère, ne fût-ce que sur l’ordre de ses réflexions ou de ses lectures, par le fait même, il se considère implicitement comme libre de choisir, tout en sachant explicitement qu’il ne l’est pas.