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effet produit suivant la loi du parallélogramme des forces. L’idée du bien considéré comme possible devient l’une de ces forces qui concourent nécessairement à déterminer l’action, et, si l’influence en est constante, elle finira par prévaloir. Ainsi l’idée travaille à se réaliser elle-même ; l’impossible tend à devenir possible par le charme de l’illusion, et, du moment qu’il devient possible, il devient aussi réel et nécessaire. Jamais l’agent apparent n’a pu faire autre chose que ce qu’il a fait ; jamais il n’a donc réellement mérité l’éloge ni le blâme, les catégories de l’estime et du mépris sont des catégories de l’illusion ; la signification du bien et du mal est toujours relative, il n’y a pas d’ordre moral distinct de l’ordre de la nature ; la valeur d’un homme de bien est toute semblable à celle d’un bon cheval ou d’un bon champ — mais il est utile de tracer le plan de conduite dont l’observation serait la plus avantageuse à la société ; il est heureux que certains esprits soient déterminés à ce travail par la nécessité de leur nature ; il est heureux que la même nécessité les pousse à présenter cette manière d’agir comme obligatoire, heureux que la nécessité de leur nature porte d’autres personnes à les écouter ; parce que l’établissement d’une telle règle et l’opinion que, dans un moment donné, il est en notre pouvoir de observer contribuent au progrès social ainsi qu’au bien des individus.

La conception déterministe du monde, qu’on prétend en être la conception scientifique, enlèverait donc sans doute aux notions morales le caractère spécifique, la valeur absolue, l’auréole de sainteté que leur attribuent les kantiens et d’autres bonnes gens, comme Pascal ; mais la morale n’en subsisterait pas moins et ne perdrait rien par là de sa véritable importance.

Cette vue a quelque chose de plausible, on ne dit pas de séduisant. Nous lui reconnaissons même une vérité conditionnelle : on serait naturellement conduit à l’adopter, si la vérité du déterminisme moral était démontrée. Qu’en faut-il penser ?

Assurément la conscience immédiate du libre arbitre n’établit pas suffisamment qu’il soit réel. La conscience de l’obligation elle-même n’en fournit pas la preuve au sens ordinaire de ce mot. On ne prouve pas le libre arbitre. Et ceux qui l’affirment ne feront plus difficulté pour avouer que, dans un grand nombre de cas, nous croyons qu’il nous aurait été possible de faire mieux que nous n’avons fait, tandis que, ensuite de fautes antérieures ou pour d’autres causes, cette possibilité n’existait pas effectivement.

La législation positive, qui frappe l’infraction au devoir d’une peine matérielle, se justifie au moins aussi bien dans le déterminisme que suivant la croyance au libre arbitre. Les notions de res-