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les âmes individuelles ne le sont qu’en tant qu’elles partagent avec lui la vie contemplative. Selon son interprète Averroës, quoique les âmes particulières entrent dans la composition de l’entendement actif, elles ne subsistent pas en lui comme individus, et c’est collectivement qu’elles sont éternelles. Au contraire, Levi Ben Gerson, après une discussion approfondie de cette doctrine et de plusieurs autres, admet une immortalité intellectuelle sans doute, mais individuelle en même temps. Suivant lui, chaque âme apporte dans l’autre vie une réalité proportionnelle à la somme de connaissances pures qu’elle a su acquérir dans celle-ci. M. Pollock ne croit pas douteux que Spinoza n’ait lu Ben Gerson ; la théorie qui termine l’Éthique serait la sienne, modifiée par une influence néoplatonicienne et adaptée à la conception monistique. L’immortalité devient chez Spinoza l’éternité en dehors du temps, la connaissance contemplative, l’amour de Dieu, et cette connaissance est, dans chaque âme raisonnable, l’idée qui exprime l’être de son corps sous la forme de l’éternité, c’est-à-dire comme faisant partie d’un ordre nécessaire. La réunion de toutes ces idées éternelles de corps et d’âmes à la fois (les deux idées se confondent désormais, puisque tout objet extérieur a disparu) compose l’entendement infini de Dieu.

En somme, c’est la connaissance et l’acceptation spontanée de la loi nécessaire et divine qui constitue, selon Spinoza, la vie éternelle, et, pour conclure cette sévère étude, M. Pollock ne croit pas pouvoir mieux faire que de résumer sa doctrine en répétant le mot de M. Renan, qu’il a inscrit en tête de ce chapitre : « La raison triomphe de la mort, et travailler pour elle, c’est travailler pour l’éternité. »

À notre tour, nous n’arrêterons pas cette esquisse provisoire du beau livre de M. Pollock sans lui laisser la parole à lui-même pour résumer sa pensée sur l’œuvre de Spinoza :

« Son but n’a pas été de laisser après lui des disciples rivés à la lettre de son enseignement, mais d’amener les hommes à penser avec lui, en leur apprenant à penser librement et correctement par eux-mêmes. Nous avons dit, au début de ce chapitre, que le spinozisme, comme force vitale et organisatrice, n’est pas un système, mais une disposition d’esprit. La science nous rend chaque jour plus évidente cette vérité qu’il n’existe ni au dehors, dans le monde, ni au dedans, dans l’esprit, rien qui ressemble à un équilibre fixe ; de même, il devient clair que les vrais et durables triomphes de la philosophie ne sont pas dans les systèmes, mais dans les idées. La richesse en idées vitales est la vraie mesure de la grandeur d’un philosophe, et à ce compte le nom de Spinoza est assuré de tenir son rang parmi les plus grands. Nous qui avons lâché, quoique imparfaitement, de suivre le travail de l’esprit de Spinoza et d’expliquer sa pensée dans le langage de notre temps, nous l’honorons plus encore pour les suggestions qu’il a fournies, en apercevant, comme dans une vision, l’aube lointaine de vérités nouvelles, que pour ce que ses mains ont accompli et parfait. Même de ceux que nous révérons le plus, nous ne pouvons accepter