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ANALYSES. — POLLOCK. Spinoza.

fécondité des idées qu’il met debout dans l’esprit des hommes. Par suite, dans toute philosophie, ce qui est digne de sérieuse considération, c’est le noyau vivant d’idées qui a pris corps sous la forme d’une construction plus ou moins artificielle. C’est la tâche de l’histoire de la philosophie de marquer à travers les générations la vie et le développement de ces idées sous-jacentes, de les dégager des incidents locaux et passagers, et de tracer de la sorte clairement la route de la philosophie elle-même. Tel est l’esprit dans lequel nous voudrions traiter le magnifique effort de génie constructif que Spinoza nous a laissé dans son Éthique. Sans songer à rapporter avec une curiosité minutieuse et par pure curiosité chaque pierre de son monument à la carrière d’où il peut l’avoir prise, nous n’aurons pas non plus l’admiration paresseuse et stérile qui oublie que les plus grands génies sont conditionnés par les matériaux qu’ils trouvent sous leur main. On a dit de Spinoza que sa théorie n’était après tout qu’un système, et que, comme tous les autres systèmes, elle avait passé pour ne plus revenir. Ce reproche, si c’en est un, nous nous garderons de le repousser. Spinoza n’a pas songé à fonder une secte, et il n’en a pas fondé. Nous irons plus loin : il est au moins douteux qu’on puisse nommer un seul homme qui ait accepté le système de l’Éthique sur tous les points tel qu’il se présentait à lui. La cause en est que l’esprit de Spinoza est au-dessus du niveau des gens qui ont faim et soif de systèmes : c’est pour cette raison que sa pensée a pénétré lentement, mais sûrement la pensée moderne, et y exerce, même aujourd’hui, une action puissante, tandis que d’autres systèmes, accueillis en leur temps comme des révélations, sont à présent tombés dans l’oubli. »

Quelles sont donc ces idées maîtresses du spinozisme qui ne passeront pas et dont les sources importent à découvrir ? M. Pollock est amené à les indiquer dès cet endroit et à anticiper sur les conclusions de son travail. Il ne pouvait guère l’éviter, et non seulement ce chapitre spécial, mais le reste du livre y aurait perdu. Cette vue d’ensemble oriente le lecteur et lui permet de traverser, sans crainte de s’y perdre, le détail des chapitres qui suivent.

La première idée directrice de la philosophie de Spinoza, la seule, dit avec raison l’auteur, qui soit entrée dans la notion courante de son système, est celle de l’unité et de l’uniformité du monde. Non seulement il comprend toutes les sortes de réalités, l’esprit et la matière par exemple, et la continuité ne s’en trouve nulle part interrompue ; mais toutes ces réalités n’en font qu’une, vue sous différents aspects.

Ce qu’il faut particulièrement remarquer, c’est que cette conception est à deux faces, l’une idéale ou spéculative, l’autre physique où scientifique. D’un côté, nous trouvons une série de raisonnements théologico-métaphysiques, une philosophie tirée de la considération de la nature et de la perfection de Dieu ; de l’autre, une vue de l’univers conforme aux exigences des sciences exactes de la nature, de telle sorte que le philosophe, en développant sa pensée, doit avoir soin qu’à tout événe-