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telle assimilation fasse planer le plus léger doute sur l’existence réelle des bonnes gens ; bien au contraire. Mais ce n’est point leur mérite, c’est uniquement leur existence réelle, ou même simplement possible, qui importe à notre argument : Si le vœu des bonnes gens était accompli, si la charité régnait dans toutes les âmes, l’unité de l’humanité se trouverait réalisée en fait dans l’existence phénoménale, que ce phénomène manifestât la vérité de la nature humaine où qu’il la contredit. Animés du même désir, si tous les individus vivaient d’une même vie, laquelle consisterait à vouloir leur bien mutuel ; l’unité morale, l’unité de la volonté serait réalisée, par la détermination libre des individus, de la manière la plus complète qu’il soit possible d’imaginer.

Et si la volonté est en nous le plus essentiel et le premier, cette unité de la volonté par la volonté, dans la volonté, sera la plus parfaite unité possible. Si la volonté constitue le fond de l’être et sa substance, seul principe acceptable pour qui ne renonce pas à toute philosophie, l’unité morale, l’unité sociale produite par la liberté des individus sera l’unité vraie, l’unité sans épithète, suprême aspiration de la pensée.

Pur phénoménisme ou métaphysique de la volonté, cette alternative s’impose absolument aujourd’hui. C’est qu’en effet les propriétés physiques ou sensibles sont nécessairement relatives à notre faculté de percevoir. Inséparable de la conscience, l’intelligence, à son tour, ne saurait être, nous l’avons dit, que la-réflexion, le retour sur lui-même de l’être qui la constitue. Il faut donc ou renoncer à nommer l’être, c’est-à-dire à s’en faire une idée quelconque, ou le désigner sous le nom que nous affectons au principe de notre activité, tel qu’il est aperçu par la conscience ; mais il faut, en même temps, se rendre compte que cette activité primordiale s’exerce avant de pouvoir se comprendre, puisque l’intelligence est son produit.

Il ne convient pas d’appliquer à Dieu cette analyse, comme le font des écoles indiscrètes ; car en Dieu, s’il est un Dieu, il n’y a point d’avant et point d’après ; mais elle vaut pour toute volonté qui se manifeste dans le monde. Du point que nous atteignons, on aperçoit donc sans difficulté comment ce que nous appelons nature n’est en vérité que l’ordre moral qui veut naître ; comment ses formes sont l’œuvre de la volonté première, qui s’efforce d’arriver à la conscience, à la liberté, par la production des individus ; on voit comment les batailles des peuples ne sont qu’un grossissement de la guerre que chacun trouve dans son propre cœur, comment nous nous aimons et nous haïssons nous-mêmes les uns dans les autres ; comment la différenciation, l’opposition infinie de soi-même à soi-même est l’iné-