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Ces trois sens du même mot sont absolument divers. Cependant on passe de l’un à l’autre par d’insensibles transitions, et les deux termes extrêmes montrent dans leur contraste un parallélisme assez frappant. Là, nous voyons l’égoïsme sensuel, qui fait d’une autre personne son instrument et sa victime ; ici, l’entière abnégation du dévouement, qui se consacre à l’humanité. Mais l’égoïsme des motifs conscients n’est qu’illusion dans l’amour vulgaire : celui qui croit y commander est esclave ; la volupté n’est que faiblesse : en poursuivant sa propre jouissance, l’individu se dissout et se sacrifie aux fins de l’espèce, malgré qu’il en ait ; tandis que dans la charité, où le bien général est seul voulu, où l’individu s’efface et s’anéantit, c’est lui qui triomphe en réalité dans la pleine affirmation de son énergie. L’esprit et le corps, la nature et la liberté sont en contraste dans les deux amours ; et pourtant c’est une même loi dont nous suivons l’application dans les deux domaines. C’est le sentiment de la plénitude physique qui contraint l’organisme à sortir de lui-même pour se reconnaître dans la jouissance. C’est l’accomplissement de la personne qui lui suggère de s’oublier et de se répandre dans la charité. Chacun des deux amours se trouve ainsi symboliser l’autre, dont il est vraiment l’antipode. Voilà pourquoi le même vocable se trouve convenir réellement à l’expression d’idées aussi dissemblables. S’il était possible de revenir sur les faits du langage, nous réserverions volontiers ce mot, d’une généralité si complexe, pour le second amour, qui concilie en les tempérant les termes de l’opposition ; mais la langue est faite, il la faut subir, et, tout en essayant de la comprendre, nous renoncerons à désigner désormais sous le nom d’amour une catégorie de la morale.

Le choix des noms n’est pas de faible conséquence. C’est l’ambiguïté du discours qui a seule permis de classer l’amour parmi les sentiments, et de l’appeler aveugle et sans règle, Qu’il reste tel, je le veux bien. Mais on ne refusera pas sans quelque peine, en revanche, de reconnaître dans la bienveillance une direction de la volonté, et même une direction de la volonté parfaitement déterminée. Or la bienveillance est un fait. Peut-être est-ce un fait sans valeur morale. S’il faut aller chercher notre règle de conduite au prétoire, en traversant l’amphithéâtre où s’égorgent les gladiateurs sur l’ordre silencieux de la vestale, peut-être établira-t-on doctement que la bonté n’est pas bonne ! Mais enfin nous savons tous ce que c’est que la bonté ; et nous savons tous qu’elle existe quelque part, chez quelques-uns. Celui qui est bon, au sens populaire du mot bon, mais pourtant vraiment bon, parce qu’il veut l’être et non par faiblesse, celui-là s’absorbe dans l’objet de sa sollicitude ; je n’ai point dit de son affec-