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CH. SÉCRÉTAN. — du principe de la morale

Ainsi l’amour consiste dans le désir de la possession. Il s’affirme suivant la mesure où ce désir devient plus impérieux. L’objet aimé n’est que le moyen d’atteindre une satisfaction personnelle. L’amant ne songe qu’à lui-même, il est naïvement et parfaitement égoïste ; mais il subit le joug de la nature, il est l’instrument de l’espèce. L’amour des sens est la négation de la liberté, la négation de l’individu.

La négation de l’individu, voilà le secret de la volupté même, que l’analyse finirait par éteindre, si l’analyse pouvait s’achever. Ce qui en fait le charme, ce n’est point l’intensité de la sensation, c’en est le vague, ce pressentiment de l’universel. Le plaisir véritable est celui que l’on croit procurer ; c’est le transport d’une individualité dans une autre ; c’est l’éloignement d’une barrière ; c’est l’apparition de l’espèce comme telle, dans un soupir et dans un éclair.

Cette observation indispensable nous élève au second sens du mot amour, le sens naïf, le sens humain. Ainsi compris, l’amour n’est pas tant plaisir que bonheur, mot très doux, qui vieillit rapidement, et pour bonne cause. L’amour-bonheur n’est pas plus nécessité que liberté, pas plus vertu que passion ; c’est tout simplement l’amour. La possession du corps n’est plus ici l’objet fatal, mais le souhaitable complément de l’objet réel, qui est la possession de l’être aimé tout entier, dans le don parfait de soi-même. C’est encore ma propre satisfaction que je cherche ; mais je ne puis la trouver que dans le bonheur de la personne aimée. Un sentiment pareil, résultant d’un accord parfait de deux natures qui se complètent réciproquement par leurs différences, ne comporte pas le changement ou du moins ne le prévoit pas ; il l’abhorre. Produit commun de la richesse et du besoin, c’est le transport réciproque d’un moi qui ne se suffit pas à lui-même dans un moi meilleur, ou jugé meilleur, pour former ensemble le moi véritable.

Enfin il existe un troisième amour, qui est tout richesse et ne participe en rien du besoin. C’est la bienveillance, la bienfaisance, la bonté, qui veut le bien de l’objet aimé purement et simplement, sans retour sur elle-même, soit que naturellement il ne lui manque rien, soit qu’elle se mette au-dessus de ses nécessités propres. Cet amour ne connaît pas de préférences, ni passagères ni permanentes universel de sa nature, il choisit librement le champ où son action promet d’être le plus efficace. Tel est l’amour de la sœur de charité pour le malade dont elle lave les ulcères. Il procure aussi le bonheur ; mais ce bonheur, qui n’est point cherché, ne s’acquiert pourtant que par la souffrance. C’est le triomphe de la volonté sur tous les dégoûts, sur l’instinct et sur la nature ; c’est la liberté dans la liberté.