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contesté. Il ne suffit pas de rappeler que la liberté de l’individu se manifeste en réagissant sur la nature qu’il tient de l’espèce, c’est-à-dire indirectement, — et en partie de la liberté d’autres individus ni que l’œuvre de sa propre liberté modifie l’espèce à son tour dans les conditions d’existence des individus à venir. Ces apparences, qu’il faut expliquer, ne sauraient établir notre thèse, aussi longtemps que l’unité substantielle des individus et la liberté de la personne paraîtront s’exclure. Enfin, il ne saurait être question de se rejeter sur la supposition de faits étrangers à l’ordre expérimental, qu’il serait impossible de vérifier, et peut-être même d’imaginer sous une forme consistante.

Nous tenterons une autre voie. L’objection qui nous arrête est à la fois logique et morale. Nous essayerons de la surmonter en faisant voir que la contradiction logique alléguée se résout d’elle-même dans la morale.

Nous tournerions dans un cercle vicieux si nous n’en appelions ici qu’à notre propre conception de l’ordre moral. En prouvant que cette conception morale est ratifiée par la conscience du genre humain, nous ne produirions encore qu’une présomption favorable. Mais cette conception traduit des penchants réels et s’efforce de passer dans la vie. Elle s’exprime par des faits. C’est à des faits palpables que nous en appelons pour établir que la liberté des individus tend effectivement à réaliser l’unité de l’espèce.

L’unité dont nous parlons est l’unité de la volonté, l’unité substantielle par excellence, aux yeux de qui pense avec nous que la substance est volonté.

Et d’abord quelques explications grammaticales, pour fixer le sens des termes et mettre fin, s’il est possible, à des malentendus trop prolongés.

Dans une langue assez, courante, celle de la physiologie, le mot amour désigne le besoin d’éliminer un produit, superflu pour l’existence individuelle, dont est invariablement accompagné l’achèvement de l’organisme. Cette fonction réclame un organisme complémentaire, lequel devient l’objet du désir. Ici apparaissent les préférences individuelles ; mais ces préférences sont essentiellement passagères, parce que le plaisir, dont la variété forme un point capital, est l’unique but aperçu par la conscience. Une civilisation avancée par l’analyse de ses éléments constitutifs séparera nettement l’amour du mariage, dont la perpétuité doit être garantie à titre de mise en commun des fortunes ; tandis que, pour leurs personnes, les époux (ou du moins l’un d’eux) « jouissent d’une assez grande liberté de fait ».