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CH. SÉCRÉTAN. — du principe de la morale

forme un monde à part, le monde apparent n’est qu’un tas, l’espèce un mot. » — Subirons-nous cette alternative ?

On me répond tout d’une voix, et c’est le point décisif : « Ce qui nous donne le courage de choisir, c’est l’impossibilité de faire autrement. » Puis, cette impossibilité proclamée, aussitôt on se sépare.

L’un dit : « J’obéis à la raison, qui m’ordonne de chercher l’unité de la pensée, et qui ne trouve l’unité de la pensée que dans l’unité de l’être. Je veux savoir, et ne puis chercher que si je crois à la science ; or je ne puis rien connaître avec certitude si tout n’est pas absolument déterminé. Voilà ce qui m’oblige à tenir l’individu, la liberté pour des illusions. » — Nous avons déjà discuté selon nos forces la valeur de cette profession de foi.

L’autre, avec lequel nous avons maintenant affaire, opposerait sans doute à nos objurgations la déclaration suivante : « Je reconnais avec vous, si loin que s’étend mon regard, le fait de la solidarité physique, historique, mentale et morale ; mais je n’en conclus pas à la réalité substantielle de l’espèce et du monde. Suivant moi, cette solidarité (que vous exagérez sans doute) est purement accidentelle ; je l’explique simplement par le contact des individus. Je ne connais point ce tronc invisible dont les êtres humains seraient les feuilles, et qui se nourrirait par son feuillage. J’en conteste l’existence, et cela parce que je crois comme vous que la volonté constitue l’être, et la perfection morale, sa vérité. Je nie la réalité de l’espèce, parce que je crois à la liberté, à la responsabilité, et que la liberté, la responsabilité ne peuvent appartenir qu’à l’individu, de même que la conscience est nécessairement individuelle. À la pénétration réciproque des âmes que vous alléguez avec une certaine apparence, j’objecte l’impénétrabilité de la personne. À la raison spéculative, qui veut l’unité (et qui vous travaille, quoique vous la combattiez chez d’autres), j’oppose la logique élémentaire. Ce qui m’encourage à décliner nos seuls moyens d’investigation en contestant que les faits apparents soient ici l’indice de la vérité cachée, et que, pour intime qu’elle puisse être, la solidarité des destinées corresponde à la vérité des êtres solidaires ; ce qui me contraint de l’abaisser au rang d’un phénomène accidentel et passager, c’est le principe de contradiction. L’impératif moral m’oblige d’affirmer la liberté et la responsabilité des individus, et l’évidence logique m’atteste que la liberté, la responsabilité des individus sont inconciliables avec l’unité de substance. »

Telle est, je crois, l’objection dans toute sa force. Il ne s’agit plus de répondre que la responsabilité collective est un fait qui remplit l’histoire, puisque la valeur probante des faits est précisément le point