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inséparables ; mais la nécessité de cette relation ne nous semble point évidente.

Il n’est pas besoin de le dire, la réalité de l’espèce consiste dans la production des individus : en philosophie du moins, cette proposition se confond avec l’affirmation même de l’espèce, puisque la philosophie à pour objet d’expliquer les phénomènes constants, non d’inventer d’autres séries, d’autres ordres de phénomènes. L’espèce vit, elle se développe, elle devient, et le progrès consiste pour elle à produire des individus de plus en plus parfaits, c’est-à-dire, de plus en plus individualisés, de plus en plus différents les uns des autres, parce qu’ils sont appelés à se compléter mutuellement. Inutile d’en établir des réserves dans quelque planète éloignée ; inutile d’en faire l’objet de créations spéciales : nous les voyons procéder les uns des autres par une segmentation perfectionnée, et nous voyons la tournure de l’esprit, l’accent de la voix, les dispositions du caractère, se transmettre de père en fils, aussi bien que la couleur du poil et les traits du visage. Traiterons-nous la nature comme Fontenelle traita l’académicien qui invoquait son témoignage pour certifier le payement de sa contribution ? dirons-nous à la nature : « je le vois bien, mais je ne le crois pas ? » Non, nous ne compromettrons pas l’a priori par de tels excès. Nous confesserons que l’individu est constitué par l’espèce, qu’il reçoit des antécédents une dot, un capital variable, en un mot qu’il naît déterminé. Mais nous n’oublierons point que l’individu dispose de ce capital en quelque mesure, ou du moins qu’il s’efforce d’en régler l’emploi ; nous reconnaîtrons qu’il réfléchit sur sa nature, qu’il réagit sur sa nature, qu’il voudrait souvent la changer, et qu’il se flatte quelquefois de l’avoir plus ou moins modifiée. Nous n’oublierons pas que l’individu, qui se sait déterminé, se croit pourtant responsable. Nous savons que l’action et la réaction sont incessantes, que la réciprocité domine, que la nature fait corps avec l’histoire et que, si les individus sont les produits de la nature, l’histoire, qui devient nature, est l’œuvre de la liberté. Pourquoi pencher tout d’un côté, au risque certain de faire chavirer la barque ? Quand nous voyons notre voisin lutter contre le naturel timide, irascible ou sensuel que nous avons connu chez son grand-père ; quand, acteur et spectateur à la fois, nous consumons notre propre énergie à nous conquérir, comment oserions-nous démentir nos sens, souffleter notre conscience et prononcer : « Il faut choisir, tout est nature, ou tout est liberté ; l’être est un, l’individu n’est rien ; nous sommes les produits nécessaires du milieu qui nous apporte et qui nous environne — ou bien l’individu est tout, nous n’avons rien reçu, chacun