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CH. SÉCRÉTAN. — du principe de la morale

dèle pour ses voisins, pour ses contemporains, et finalement pour l’humanité, qui s’élabore. Il entre à son tour dans la tradition : son originalité consiste à mettre au jour un nouvel aspect de la vérité générale ; et du moment qu’il l’a mise au jour, cette vérité nouvelle est devenue un bien collectif. La solidarité règne partout. Nous la subissons dans le mal, nous la poursuivons dans le bien. Celui qui voudrait s’y soustraire n’y parviendrait point sans doute ; mais dans la mesure où il y réussirait momentanément, il renierait et détruirait sa propre nature. Dans l’universalité du devoir, un devoir particulier s’impose à chacun suivant l’originalité de sa nature ; mais le devoir particulier consiste précisément à donner à l’ensemble quelque chose qui appartient légitimement à l’ensemble et que l’ensemble ne possède pas encore. La plupart des exemplaires de chaque moitié de l’espèce ne sont qu’ébauchés. L’individualité ne vaut que par les différences, et ces différences ne prennent un sens que par leur relation avec l’espèce, qui s’en enrichit ou, pour serrer le fait de plus près, qui se constitue et se développe par leur moyen. Tout ce qui est vraiment individuel possède par là même une valeur universelle. Ainsi l’individualité même est la démonstration de l’unité. La solidarité de l’espèce subsiste inébranlablement en fait.

Reconnue en fait, reste à la comprendre. Si l’on se refuse à l’expliquer, il faut renoncer à l’explication de quoi que ce soit. Nous cherchons en vain comment on pourrait l’entendre autrement que par l’unité.

Si nous parlions théologie, nous dirions que la solidarité ne saurait se justifier que par l’unité ; mais il n’est pas question de théologie ; nous parlons logique, nous voulons posséder nos propres idées, et nous croyons voir distinctement que la solidarité n’est que la forme de l’unité même, l’unité de l’être fini, phénoménal, historique, la seule unité susceptible de devenir et de paraître, car la simplicité du phénomène est contradictoire.

Les rapports entre les volontés morales n’étant point accidentels, mais essentiels à leur nature, l’unité libre, l’unité morale, l’unité voulue et réalisée par la volonté reste le seul objet que la raison puisse assigner à leur existence ; mais la formation de cette unité demande que chacun apporte à la masse, elle exige que chacun manifeste au profit de tous ses qualités, ses différences individuelles, L’unité même a donc pour condition un développement complet de l’individualité mentale et morale dont nous sommes encore infiniment éloignés. La production d’individus véritables, l’émancipation, l’éclosion, la formation des esprits individuels, se présente ainsi comme le but prochain, but si considérable par lui-même et si dis-