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point à leur personne, mais rayonne au contraire tout autour d’eux. Il y a plus : nous sommes solidaires dans la liberté même. « Adam, dit heureusement Jean Muiron dans ses Transactions sociales, se constitue d’une multitude d’individus, afin de pouvoir peupler et d’habiter tout le globe. Il se constitue ainsi parce que, pour réaliser une harmonie quelconque, il y a nécessité de pouvoir disposer de nombreux individus susceptibles de se combiner, de se distribuer en gradations, de former les liens les plus multiples, les accords les plus fréquents et les plus intenses. L’homme individu est donc pour l’intégrité d’Adam ce qu’est un son pour l’intégrité de la musique. Cela est si vrai, que si un son isolé est sans valeur musicale, hors de la société l’homme individuel, également sans valeur, n’est pas même l’égal de la brute. La brute atteint sa perfection par son instinct, tandis que l’éducation, impossible hors de la société, est pour l’homme une seconde mère, aussi indispensable que la mère qui lui donne le jour. La valeur de l’homme individu est donc en raison des combinaisons qu’il forme avec d’autres hommes individus, de même qu’en musique la valeur d’un son musical est en raison de sa combinaison avec d’autres sons[1]. »

En effet l’usage que nous faisons de notre liberté manifeste la solidarité nécessaire. La liberté s’atteste par la prédominance des motifs réfléchis sur les impulsions instinctives, en d’autres termes par l’obéissance au devoir. Je me défie de la liberté du caprice ; celui qui dit : « Je fais cela parce que je l’entends ainsi, » m’a tout l’air de suivre un penchant fatal et de se déguiser sa faiblesse, quelles que soient l’énergie et la persévérance qu’il pourra déployer dans l’exécution. L’homme vraiment libre est celui qui veut ce qu’il doit et qui le fait, c’est-à-dire celui qui se dirige par un motif dont il conçoit l’universalité. Il agit donc suivant ses convictions, suivant ses croyances. Mais contestera-t-on l’influence de la tradition, de l’éducation, du milieu, de l’espèce enfin, sur la formation des convictions et des croyances ? Ce paradoxe serait le plus inconcevable de tous. L’honnête homme est celui qui met en action la force nécessaire pour rester fidèle à la vérité qu’il a reçue ou qu’il croit avoir découverte, c’est-à-dire dans les deux cas, au sentiment qui se justifie devant une intelligence entièrement disciplinée, nourrie et construite par la tradition. Dans l’ordre moral comme dans l’ordre intellectuel, l’homme de génie, le, héros, l’individu véritable, ne se borne pas à s’assimiler la tradition : il la juge, et règle sa conduite sur son verdict. En jugeant la tradition, il la modifie. Il devient un mo-

  1. Texte cité par M. Renouvier dans la Critique philosophique du 80 juillet 1881.