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CH. SÉCRÉTAN. — du principe de la morale

sépare de l’inconnu. Demain pourtant, la répétition de l’acte devant lequel on hésitait sera devenue l’objet de l’exigence la plus impérieuse. Ce qui nous a fait sauter la barrière, c’est l’exemple du voisin.

Nous répétons ici les lieux communs de l’expérience journalière, sans invoquer l’analyse savante, aujourd’hui si fort à la mode, qui nous montre comment l’habitude acquise s’incorpore dans les organes et passe aux descendants à titre de particularité naturelle. Et cependant la transmission par hérédité de tendances acquises volontairement à l’origine s’établit sur une masse de faits irrécusables, dont quelques inductions peut-être excessives ne sauraient affaiblir la souveraine importance.

Ainsi les actes qu’on nous impute et que nous nous imputons nous-même ne sont pas entièrement nôtres ; ils sont partiellement le fait de nos voisins, de nos parents, et, de proche en proche, les actes de l’espèce.

Nous n’en portons pas la responsabilité tout entière ; mais en échange nous sommes partiellement responsables de ce que font les témoins directs ou indirects de notre vie, sans parler des enfants auxquels nous transmettons l’héritage de nos vertus et de nos passions. « L’habitude est une seconde nature, » portait un exemple de mon rudiment latin. En s’approchant un peu, l’on s’aperçoit que cette seconde nature forme à peu près le tout de la première ; à peu près, dis-je, car, malgré qu’on en ait, il est impossible d’échapper à la nécessité d’un fonds primitif et d’un véritable commencement.

Quoi qu’il en soit, acquise ou primitive, la nature joue indubitablement un rôle dans la détermination de notre activité morale. Et qui dit nature, dit espèce : ce sont deux mots pour une même idée. Les différences individuelles proviennent des germes, c’est-à-dire du mélange de sangs déjà mélangés eux-mêmes. Pour contester la solidarité morale, il faudrait oser dire que les dispositions naturelles et les dispositions acquises, que les influences acceptées et les influences subies n’entrent pour rien dans notre conduite. On n’y songe pas ; mais on ne songe pas non plus toujours à se demander jusqu’à quel point ces évidences sont compatibles avec l’individualisme métaphysique induit de la première apparence ou transmis lui-même par la tradition. Parfois on refuse d’admettre le caractère métaphysique de cet individualisme, simplement parce qu’il n’est pas le produit d’une réflexion personnelle. Cette métaphysique inconsciente, héréditaire, est elle-même un accident de la solidarité, une preuve de l’unité générique.

Les individus sont donc solidaires, en dépit de leur liberté, qui n’est qu’un coefficient de leur conduite, et dont l’influence ne se limite