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L’individualité corporelle semble à peu près achevée dans notre espèce : l’individualité intellectuelle et morale commence à peine à s’y dégager. Et pensez-y : lorsqu’il vient quelqu’un qui, par comparaison, nous semble être quelqu’un ; lorsqu’il surgit un homme qui, sans être précisément un monstre ou un fou, se distingue pourtant des autres ; ce n’est pas pour lui seul qu’il s’élève, c’est pour l’humanité, dont il perfectionne le type. L’apparition d’un individu véritable est un profit pour tous, un progrès du tout, un accroissement de l’humanité.

Ce qui est vrai des conditions de l’existence personnelle est également vrai de l’activité personnelle. L’ouvrier ne peut vivre de son travail que parce que les autres en ont besoin, comme il a besoin du travail des autres. De voisin à voisin, de peuple à peuple, de continent à continent, et dans l’ordre du temps, de génération à génération, la solidarité économique la plus absolue règne et se manifeste sous les antagonismes de la surface. Nous n’avons pas besoin d’insister. Il importe davantage à notre objet de faire observer que l’ordre moral n’apporte aucune exception à cette loi d’universelle solidarité. On l’a contesté longtemps ; de nos jours, on commence à s’en convaincre.

Illusoire ou réelle, la liberté n’apparaît point à notre conscience comme une puissance absolue, qui n’aurait rien à faire avec la quantité. Nous y voyons une force qui concourt et qui lutte avec d’autres forces, tantôt victorieuse et tantôt défaite. En dépit de certaine rhétorique jadis en cours dans les collèges, la liberté (que nous statuons d’après l’apparence, pour conserver la réalité de l’obligation) comporte donc du plus ou du moins. La liberté n’apparaît que dans la victoire sur un désir. Pour nous affirmer comme être raisonnable, nous n’avons d’autre procédé que de nous dire habituellement non à nous-même. Nous n’essayons pas toujours de le faire, et la tentative n’en réussit pas toujours. Ainsi nos penchants et nos habitudes entrent pour une part dans notre conduite. Et comme l’instinct d’imitation guide nos premiers pas dans l’existence ; comme l’enfant fait ce qu’il voit faire avec un empressement au moins égal à la répugnance qu’il éprouve à faire ce qu’on lui commande ; comme enfin les habitudes deviennent très promptement des besoins et des affections ; il serait aisé de se convaincre, si l’on avait jamais été capable d’en douter, qu’après le tempérament, le caractère, les aptitudes que nous tenons de la race et du sang, nos penchants et nos goûts sont des produits de l’éducation et du milieu, c’est-à-dire encore de l’espèce. Le premier pas coûte toujours beaucoup, il semblerait plus aisé de s’abstenir que de franchir l’obstacle qui nous