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CH. SÉCRÉTAN. — du principe de la morale

jouit d’une vie distincte ; mais cette vie, il l’a reçue, et il l’a reçue telle qu’il la possède : ses traits, sa complexion, sa taille, il les tient de ses ancêtres, c’est-à-dire de l’espèce ; il en tient également ses goûts, ses aptitudes, son naturel, ce mot dit tout. C’est donc bien, si l’on veut, un monde en miniature, mais ce n’est point un monde complet, ce n’est point surtout un monde à part.

IX

L’unité morale.

Après le préjugé simpliste, qui nous inflige ses alternatives mensongères, la vérité se heurte au préjugé des sens. Je n’entends pas l’illusion grossière qui confondrait l’unité de l’être avec celle de la figure, c’est-à-dire avec l’apparence de la continuité dans l’espace, je veux parler de la conscience. Je me sens exister, vous vous sentez de même, donc nous sommes deux. Oui, nous sommes deux, assurément, mais dans quel sens, et jusqu’à quel point, voilà la question. Nous sommes deux, suit-il de là que nous ne soyons pas un ? Il le semble, en raison du préjugé déjà combattu. Cependant la conscience n’est qu’une forme, identique en chacun de nous. La forme n’importe pas seule. Examinons la matière :

Eh ! bien, dans la même langue, que nous avons reçue ensemble de nos pères, nous exprimons les mêmes opinions, les mêmes sentiments, qu’ils nous ont pareillement transmis avec leur langage. Nos pensées ne sont point à nous ; nos inventions sont des réminiscences ; toutes les consciences sont des instruments plus ou moins d’accord, où le même air se répète, Qui connaît l’un, connaît l’autre. Les singes, nos aïeux prétendus, nous ont apparemment légué leur esprit d’imitation pour génie, car sans l’instinct d’imitation nous ne saurions ni parler ni marcher debout, nous ne posséderions aucune culture, nous ne deviendrions jamais des hommes. Le fonds de nos pensées est un trésor commun, aussi bien que la terre nourricière ; l’esprit le plus original ne fait que ruminer un aliment déjà mâché par d’autres ; l’inventeur immortel ajoute peut-être un décillionième au trésor de procédés et de connaissances qu’il a reçu de la tradition. Et sur combien de millions d’êtres humains compterons-nous un inventeur qui l’enrichisse ? Le poète est celui qui prête une voix à la pensée de tout le monde ; l’homme d’État, celui qui l’exécute. Le lieu commun est à notre intelligence ce que l’oxygène est à notre, poitrine. Nous en vivons… et nous en mourons !