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CH. SÉCRÉTAN. — du principe de la morale

distinct, complet, une création spéciale, un monde en miniature, par opposition aux doctrines panthéistes, qui ne voient dans l’homme qu’une partie d’un grand tout, un élément de l’ensemble des choses, un fragment de l’infini, et ne lui attribuent qu’une existence dépendante, subordonnée à celle de cet être plus vaste et plus complet : l’humanité. » Par bonheur il n’en faut pas tant pour reconnaître les droits, les devoirs, la responsabilité des individus et leur valeur permanente. Autrement l’individualisme, qui représente pourtant la moitié du vrai, succomberait sous le poids des faits. En effet contester la subordination de l’existence individuelle à celle de l’humanité, c’est renier son père et sa mère ; poser l’individu comme un tout complet, c’est effacer les sexes ; en faire une création spéciale, sans se souvenir que cette série de créations forme le développement continu d’une même vie, ce n’est pas seulement statuer le miracle en permanence, c’est fermer les yeux de parti pris sur tous les phénomènes d’hérédité. Pour rester non pas soutenable, mais simplement intelligible, un tel point de vue exige une séparation substantielle et métaphysique de l’esprit et du corps qui subsiste encore et là comme opinion traditionnelle, où l’on voit même encore çà et là par habitude une condition de l’ordre moral ; mais dont on n’essaye plus de se rendre compte, parce qu’elle oppose une barrière insurmontable à l’intelligence des faits biologiques les mieux établis.

Sans renouveler la guerre des réaux et des nominaux, qui revient à disputer si la raison est une source de connaissance ou si l’apparence sensible épuise la réalité, nous dirons que, pour entendre le rapport de l’espèce et de l’individu, la première condition serait de définir l’individu, même avant d’avoir défini l’espèce. Or, à moins de s’en tenir à des notions purement verbales et de supposer ce qui est en question, il faut reconnaître que la signification des mots employés varie incessamment suivant les domaines dans lesquels on les transporte.

Dans le monde inorganique, des molécules homogènes et des agrégats de molécules homogènes se rencontrent en différents lieux, ce qui permet de distinguer différents corps. La constitution de tel corps peut ressembler à celle de tel autre, ainsi les corps se classeront en genres et en espèces ; mais ces espèces ne se composent pas d’individus : une masse, un échantillon, une pépite, un cristal même ne sont pas des individus. On pourrait, en s’appuyant sur l’étymologie, identifier l’atome et l’individu, mais en réalité le sens des deux mots diffère absolument.

Dans la sphère organique, les individus ne sont point des atomes,