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conséquence qu’il ne doit se vouloir lui-même que dans ce tout et par ce tout. Ceci, c’est bien l’expérience qui nous contraint à l’avouer, quelque dépit que nous en puissions ressentir ; mais pour entendre cette leçon de l’expérience et pour l’accepter, nous devons encore en appeler à l’a priori sous la double forme d’évidence logique et de conscience morale.

La solidarité rigoureuse des destinées individuelles atteste à nos yeux l’unité de l’humanité ; nous dirions volontiers l’unité du monde, si nous ne craignions, en étendant la conclusion au delà de notre globe et de notre race, de dépasser peut-être les bornes de la certitude, et de compliquer la question sans intérêt sérieux pour la morale. Quant à la solidarité des générations, des peuples et des individus de notre espèce, le fait s’impose à nos sens avec tant d’énergie qu’on n’essaye plus guère aujourd’hui de la contester directement, quoiqu’un grand nombre l’oublient dans leur conception de l’ordre moral. Il s’agirait donc moins d’établir la doctrine que d’en revendiquer les conséquences, de réfuter des objections, de dissiper des préjugés. Nous ne suffirions point à la tâche, qui semble presque illimitée, car le sujet intéresse tous les domaines de la pensée et du savoir. Qu’il nous suffise de marquer sous quels chefs principaux devrait s’ordonner la démonstration.

Le premier préjugé qu’il faudrait dissiper, parce qu’il empêche de comprendre le sens de notre thèse, c’est le préjugé logique, l’erreur du simplisme, où nous distinguerions encore le simplisme d’impuissance, le simplisme d’irréflexion et le simplisme systématique. S’il est vrai que le principe de contradiction est le grand ressort de toute logique, il n’est pas moins certain que esprit se meut constamment au milieu d’antinomies apparentes, dont les termes s’imposent également, et qu’il faut affirmer ensemble afin de les concilier, sous peine de ne voir jamais qu’un seul côté des choses ; de sorte que la solution de la dernière contradiction serait la suprême démarche de la pensée. Affirmer l’unité de l’espèce, c’est toujours, pour le grand nombre, nier la réalité de l’être personnel ; d’où résultent de si fâcheuses conséquences que l’esprit se cabre et ne veut plus entendre à rien. De notre part, ce danger n’est point à craindre ; la forme que nous avons donnée au principe de la morale suffirait sans doute à le montrer ; mais c’est égal, une fois parti, le simplisme ne s’arrêtera pas. Un individualiste spirituel et très convaincu[1] fonde son opinion sur la croyance que « chaque homme est un tout, un être

  1. À. Charles Chenevière, Fragments. Genève, 1880, p. 314.