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CH. SÉCRÉTAN. — du principe de la morale

c’est aussi la première expérience, fondement de toutes les autres. En effet, l’existence d’un monde distinct de nous, ce n’est pas la sensation qui la démontre, puisque la sensation est en nous tout entière. Ce qui la démontre, c’est l’obligation d’agir. Il faut agir, donc il existe un objet d’action, tel est le nœud qui rattache la théorie de la connaissance à la morale. Mais nous croyons à la réalité du monde extérieur sans en demander la preuve. Peu de gens ont besoin qu’on la leur démontre, peu sont capables de la révoquer en doute. Le grand nombre ne conçoit pas même que la question puisse être posée. Nous ne constatons pas le moi d’abord, et le monde ensuite. Confondus dans l’origine, ils se débrouillent graduellement. Nécessaire à la conservation de notre être, cette simultanéité du moi et du non-moi dans la conscience explique la possibilité de l’illusion matérialiste. Le dogme du matérialiste, qui se cherche lui-même dans un objet créé par sa pensée pour répondre à sa sensation, est une thèse contradictoire et pourtant spécieuse, qui puise toute son autorité dans l’acquiescement instinctif de l’ignorance. Nous l’appellerions un parti pris violent, s’il était vraiment l’œuvre d’une réflexion consciente ; mais on s’y range sans y penser ; la notion du monde extérieur s’élabore dans l’obscurité du crépuscule.

Inversement, le développement moral s’accomplit en pleine lumière. Je dois agir et je ne sais pas ce que je dois faire ; j’ai donc le devoir de chercher mon devoir. Cherche ton devoir, voilà la première des lois morales, et cette loi subsiste toujours.

En quoi consistera-t-il ? Je l’ignore. L’obligation de le chercher montre seulement qu’il y a plusieurs routes, dont une est la bonne. Mais ce qui apparaît à ma conscience comme devoir, c’est proprement mon essence, ma nature ; j’arrive donc à ce résultat, bien étrange et pourtant inévitable, qu’il dépend de moi de réaliser ma nature ou de l’altérer. Réalise ta nature, agis conformément à ta nature, telle est la seconde formule, encore purement a priori. Elle revient à ceci : Sois conséquent, sois logique ; sois conséquent non pas à un propos arbitraire, ce qui serait une forme de l’inconséquence, mais conséquent à toi-même. La morale devient déjà plus concrète ; l’impératif en fournit la forme, la logique, le contenu. Cependant ce contenu lui-même n’est que formel, l’impératif reste problématique, puisque notre nature est encore à définir. Nous devons chercher le devoir, et le devoir consiste à réaliser notre nature, Nous devons donc chercher cette nature. Mais c’est pour agir que nous la cherchons, et l’action réclame un objet : pour réaliser notre nature en agissant sur un objet, il faudra connaître l’objet lui-même. « Apprends à te connaître toi-même et le monde, puis agis conformément à cette