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distinction d’un bien et d’un mal, quoiqu’ici l’on appelle bien ce qu’ailleurs on appelle mal. Le devoir, dans l’ignorance de l’objet du devoir, tel est l’état initial, le tout de l’esprit au départ. Le devoir vide et pur, c’est le moi lui-même, c’est-à-dire la première conscience, la première pensée, la première réflexion, la forme sous laquelle l’être s’apparaît à lui-même. Je dois, c’est je veux, mais avec le frisson du mystère ; c’est je veux, par opposition à je désire ; c’est le je veux de la liberté. Que si donc on est curieux d’informations sur notre nature et sur notre origine, on fera bien de sonder les terrains tertiaires et de mesurer les crânes du Neanderthal ; mais il ne faudra pas négliger non plus d’interroger cet universel préjugé du devoir. Les penseurs qui dans le dessein louable d’échapper à la contradiction, font sortir du néant sine causa le monde phénoménal, pourraient bien contester le devoir, qu’ils respectent ; mais ils auront quelque peine à l’expliquer. Les matérialistes, persuadés qu’ils en sont affranchis, y verront une maladie ou une crise, comme la croyance en Dieu, comme la première dentition. Ils nient le devoir de même qu’ils nient le moi, dont ils font une représentation produite en quelques atomes incapables de représentation par les girations de quelques autres atomes. Telle serait à leurs yeux, si nous les comprenons bien, l’irrécusable conclusion de la science, ne voyant pas que cette science commence par supposer ce qu’il faut établir, et que c’est eux-mêmes qui tournent d’une ronde fatale autour du moi, sans pouvoir le rejoindre une fois qu’ils en sont sortis.

L’idée de l’obligation est essentielle à toute morale quelconque. Celles qui prétendent se borner à des conseils pour atteindre un but qu’elles n’envisagent pas lui-même comme obligatoire, supposent gratuitement en point de fait l’identité du but chez tout le monde, ce qui n’est vrai que d’une vérité purement verbale. Elles ne peuvent recommander leurs procédés qu’en invoquant une expérience douteuse et de sa nature incommunicable. Ainsi je trouve en moi le sentiment de l’obligation ; je rougirais d’en suspecter l’autorité. Ce sentiment est universel dans l’espèce, il est indispensable à l’établissement d’un art de la vie. Tout cela ne démontre pas que obligation soit réelle. On me dit que, pour me savoir obligé de faire une chose, il faut que j’en aie constaté préalablement la possibilité. Je tiens au contraire que l’obligation étant parfaitement certaine, c’est cette certitude de l’obligation qui me prouve la possibilité (essentielle) de m’y conformer. Qui clorra ce débat ? Personne. Non, je ne suis pas logiquement obligé de croire au devoir ; mais j’y suis tenu moralement. Je l’affirme et je passe.

Le devoir prouve le moi ; le devoir prouve le non-moi. C’est l’a priori ;