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articule en même temps des paroles, et le travail de l’articulation déforme, gâte l’élément musical de la voix. Que le fait soit exact, et il l’est à un certain degré, la voix chantante n’aura pas perdu pour cela son élément musical ; cet élément sera altéré, il ne sera pas détruit. Mais il n’est pas même pas altéré autant qu’on paraît le croire. En effet, ainsi que le constate M. H. Helmholtz, les cordes vocales de l’homme sont, à l’état normal, des anches libres, ce qui signifie des anches moins mordantes, moins rudes que des anches battantes. Or le chant ne fait pas passer nos cordes vocales de l’état d’anches libres à l’état d’anches battantes et rudes. C’est tout le contraire. « On trouve une certaine différence, dit M. H. Helmholtz, entre l’émission de la voix parlée et l’émission de la voix chantée, différence en vertu de laquelle nous produisons, en parlant, un son beaucoup plus mordant, surtout sur les syllabes ouvertes, et nous sentons une plus forte pression dans le gosier. Je présume qu’en parlant les cordes vocales fonctionnent comme anches battantes[1]. » Cette observation tendrait à prouver que la voix chantante serait moins altérée, moins déformée que la voix parlée, de sorte que le chant produirait plutôt une modification en mieux. En attendant une solution plus complète de ce délicat problème, il faut tenir grand compte de ce qui est dès à présent bien connu. Distinguons donc soigneusement, en cette occasion, les chanteurs qui ont appris la prosodie, qui savent prononcer, phraser, poser à la fois le mot et le son, de ceux qui ignorent cet art complexe et nécessaire. Comment juger d’un instrument par le mauvais usage qu’en font des artistes ignares ou malhabiles ? Quand, en 1838, j’entendis sortir de la bouche de Duprez, alors dans sa gloire, ce simple récitatif :

Mathilde, mes pas indiscrets
Ont osé jusqu’à vous se frayer un passage !

il me sembla que le chant de la voix humaine frappait mes oreilles pour la première fois. C’était une révélation. Le son parlé et le son chanté se fondaient dans une unité parfaite. Le chant amplifiait magnifiquement la parole ; la parole claire et pure donnait au chant toute sa signification. Et cette double impression, que j’avais dès l’abord ressentie, alla s’avivant d’acte en acte, jusqu’aû moment où l’air émouvant : Asile héréditaire, et surtout les mots : Lieux chéris qu’habitait mon père ! la portèrent à son dernier degré de force et de profondeur.

  1. Théorie physiologique de la musique, trad. française, pages 136, 137.