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voix humaine, celle de toutes les voix qui est le moins esclave du tempérament, qui le domine, qui le juge, qui ne lui laisse que la valeur d’un expédient ? Je suppose qu’un théoricien distingué réussisse complètement à délivrer du joug de la gamme tempérée ce piano « qui a fait tout le mal », selon le mot de M. Laugel, quel sera le résultat le plus net de cette heureuse tentative ? C’est que le piano aura acquis la justesse expressive et nuancée de notre voix. À ce point d’amélioration, une qualité lui manquerait encore : le pouvoir de soutenir le son. Or le magicien qui lui donnerait ce pouvoir ne ferait que l’élever d’un degré sur l’échelle de perfection dont notre voix tient le sommet.

Au surplus, étudions attentivement la situation respective des éléments de l’orchestre. Un ordre règne dans cette réunion d’instruments, qui n’est ni une masse confuse ni une foule rassemblée au hasard. Nos théoriciens affirment — on s’en souvient — que chaque instrument y est un individu, un personnage, un acteur ayant son rôle à lui. Mais ces distinctions très exactes ne suffisent pas à tracer les lignes de séparation. Il faut regarder de plus près encore. Tous les rôles n’ont pas une importance égale. Ils composent une hiérarchie : on y voit des instruments qui sont premiers, seconds, dans leur groupe particulier. Je fais là une remarque banale ; mais la conséquence qui en sort l’est moins. Pourquoi le premier violon, par exemple, a-t-il ce rang, cette dignité ? Ne dites pas que ce mot de premier qualifie, seulement l’habileté de l’artiste : vous vous tromperiez. Le premier instrument, dans chaque groupe, est celui qui est capable du solo, c’est-à-dire du chant, et qui par cette haute aptitude est le plus voisin, le plus frère, si je puis le dire, de la voix humaine. Descendons les degrés occupés par les instruments à archet jusqu’an violoncelle. Celui-ci est premier par rapport à la contre-basse, parce que le violoncelle est un chanteur admirable, une voix pénétrante, tandis que la contre-basse, qui prétend chanter, ressemble à un ours qui oserait imiter Taglioni.

Cette fraternité des instruments premiers avec la voix humaine est si étroite qu’on dirait parfois presque des jumeaux dont l’un mis à la place de l’autre donne le change. J’ai entendu autrefois, aux Italiens, un ténor exquis, adorable, comme l’appelaient les amateurs raffinés. Il chantait la sérénade du Barbier de Séville :

Ecco ridente il cielo,
Già spunta la bella aurora !

avec un tel charme que l’auditoire se pâmait d’aise. Mais l’artiste