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CH. LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

piano au tempérament. Il n’en est pas un qui ne déclare en même temps que cette musicalité imparfaite soit précisément une dissemblance, une disconvenance essentielle avec la voix humaine. Et, à l’envi, ils en fournissent la preuve par les faits. L’un affirme que, depuis le triomphe du piano, a commencé « l’âge de fer de la musique », et que le système tonal qu’il impose « tend à faire disparaître une quantité de choses simples et agréables[1] ». Un autre plus sévère, sans tomber dans l’injustice, s’exprime avec une entière franchise : « Malheureusement, les grands chanteurs deviennent rares, et l’on peut attribuer, en partie, ce résultat à l’importance ridicule et malheureuse que le piano a prise dans l’étude du chant. La voix humaine, le plus bel instrument qu’il y ait au monde et le plus riche en harmoniques, est devenue l’esclave d’un instrument dont toutes les consonances sont faussées[2]… Rien ne nous rend plus aujourd’hui l’exquise fraicheur, la pureté angélique des intonations spontanées de la voix humaine. L’harmonie s’est asservie à un instrument banal : la pureté naturelle de la voix humaine est laborieusement et systématiquement flétrie. Où nos chanteurs pourraient-ils apprendre leur art ? Il n’y a que la voix qui puisse bien guider la voix : on la mène au contraire avec des instruments qui troublent perpétuellement le chanteur. Il résulte de ce trouble perpétuel de l’instinct, que la voix ne sait plus où se poser[3]. »

Sous quelque aspect que l’on envisage les faits, toujours ils prouvent ou ils vérifient notre loi. C’est qu’elle n’est autre chose que l’idéal conçu et poursuivi par les maîtres en théorie musicale et en acoustique, par ceux dont les efforts tendent non à la gloriole du succès, mais à la gloire d’avoir fait faire à l’art un pas vers sa perfection. Je dis que plus un instrument est musical, plus il est une voix, et plus cette voix est en relation avec la voix humaine. Est-ce que M. H. Helmholtz n’agit pas comme si cette loi était présente à son esprit, lorsqu’il prend la peine de construire un orgue-harmonium qui n’est point asservi au tempérament ? N’en dirons-nous pas autant du savant traducteur de M. H. Helmholtz, M. Georges Guéroult, dont l’harmonium, établi d’après des données rigoureusement scientifiques, a figuré avec honneur à l’Exposition universelle de 1878[4] ? N’est-ce pas là essayer tout simplement de constituer cet orgue de telle sorte qu’il se comporte autant que possible comme la

  1. L. Pillaut, ouvrage cité, pages 168, 169.
  2. A. Laugel, La voix, l’oreille et la musique, page 156.
  3. A. Laugel, ouvrage cité, page 157. — H. Helmholtz, Théorie physiologique de la musique, trad. G. Guéroult, page 432.
  4. Les instruments de musique, etc., par M. G. Chouquet, p. 21.