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d’autres instruments, tels que la grosse caisse, les timbales, les castagnettes, n’existaient pas[1].

Mais, au risque de scandaliser beaucoup de gens, j’appuierai audacieusement ma contre-épreuve sur un autre exemple. Sans honte et sans hésitation, je passe du tambour au piano. Ce que je vais dire aurait été, il y a trente ans, un sacrilège, un blasphème, pis encore. Aujourd’hui, je n’aurai pas même le mérite d’avoir donné le signal de la révolte. D’autres l’ont fait entendre bien avant moi.

J’ai sous les yeux un bon nombre de livres relatifs à l’esthétique musicale ; dans aucun je ne lis ces mots : la voix ou les voix du piano, ni pris métaphoriquement, ni employés au sens propre.

Si l’excellence, si la perfection étaient en raison directe du succès, le piano n’aurait pas de rival ; il serait sans contestation le roi des instruments. Universellement adopté dans l’intimité de la famille, chargé de donner aux concerts leur éclat et de faire triompher d’illustres virtuoses, il occupe des légions d’ouvriers qui le construisent et le perfectionnent sans cesse, il alimente un commerce immense, et les sommes qu’il produit seulement en France se chiffrent annuellement par quinzaines de millions. On ne méconnaitra ici aucun de ses mérites ; on se gardera surtout de ne pas estimer assez l’avantage qu’il présente d’être à lui seul un orchestre complet, de jouer la mélodie et l’harmonie à la fois. Il est donc capable de chanter et d’accompagner. De là son influence, sa popularité et même sa gloire, qui ne semble pas près de finir.

Par malheur, il n’accomplit parfaitement ni l’une ni l’autre de ces deux tâches. Et, quand on cherche en quoi consiste cette double imperfection, on découvre aisément qu’elle réside dans la difficulté, disons mieux, dans l’impuissance d’approcher assez de la voix humaine par deux qualités essentiellement musicales. Le piano est incapable : 1o de soutenir, de prolonger le son ; 2o tel qu’il est aujourd’hui, c’est un instrument éminemment faux.

Tandis que les autres instruments de premier et même de second rang obéissent à l’artiste qui leur commande, comme il l’ordonnerait à son larynx, de tenir, d’enfler, de diminuer la note, le piano laisse mourir le son qu’a produit la percussion de la corde. Dans les morceaux d’un mouvement rapide, ce défaut est : moins senti ; dans les mélodies lentes, larges, amples, il choque. Les compositeurs et les

  1. « Cet instrument ne sert dans la musique que pour accentuer certains passages, et, si on l’accorde, ce n’est pas afin de compléter les accords par sa note particulière, mais pour ne pas troubler l’harmonie de l’ensemble. » H. Helmholtz, Théorie physiologique de la musique, (ch. V, p. 103, trad. G. Guéroult.).