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CH. LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

instruments[1]. » En parlant de la voix humaine, tiendrait-on, pourrait-on tenir un autre langage, affirmerait-on, entre l’homme, entre l’âme et son organe une plus intime fusion ? J’avoue que, dans ces lignes si précises, le mot voix ne se lit pas. Il est du moins constamment sous-entendu ; le lecteur le prononce sans cesse. Il imite en cela M. Léon Pillaut. Celui-ci, à l’endroit où il explique le mécanisme et la puissance du violon, ce type des instruments à archet, — lui accorde la voix, une voix réelle, et cela trois fois en quelques lignes, et dans la rigueur littérale du terme. Le passage a pour nous un prix particulier ; citons-le :

« Ce mécanisme si simple, l’archet et la corde, a suffi à tout, l’archet surtout ; c’est là ce qui fait du violon comme une seconde voix à l’homme, qui a su s’en rendre maître. Toutes les intensités de l’émotion, toutes les langueurs et les ardeurs du rythme sont rendues avec l’archet avec plus de facilité peut-être qu’avec la voix… Il n’entre pas moins de soixante-neuf pièces dans sa construction, et quelles pièces ! de petits morceaux de bois, des tasseaux, des planchettes ; mais tous ces fragments, sans valeur apparente, creusés avec perspicacité dans un bois sonore, justement proportionnés, assemblés avec art, produiront une voix, la plus étendue, la plus brillante, la plus douce qui soit après la voix humaine[2]. »

Qu’on relise ce morceau si plein à la fois de clarté et de finesse, on y notera l’effet irrésistible de l’évidence sur un esprit juste. Au début, l’archet produit comme une seconde voix ; c’est un langage encore timide et atténué. Mais, chemin faisant, le musicien réfléchit et s’éclaire ; sa pensée devient plus nette, son style plus hardi ; à la fin de l’alinéa, le violon n’est plus comme une seconde voix que l’homme s’est donnée, c’est expressément une voix, et la plus étendue, après la voix humaine. Ainsi, il existe une série, bien mieux, une hiérarchie de voix, les unes naturelles, les autres artificielles, mais qui toutes ont l’essence, la qualité caractéristique de la voix. Dans cette hiérarchie, la voix humaine occupe le premier rang, et les voix instrumentales s’échelonnent par ordre de mérite, leur valeur étant conçue et mesurée par rapport à la voix qui est l’ainée et le type de toutes les autres.

Ce résultat de l’observation psychologique, aussi certain, aussi solide que n’importe quelle vérité de la physique ou de la physiologie, se retrouve dans tous les ouvrages écrits sous l’influence des découvertes scientifiques les plus récentes, qui ne font que le con-

  1. Philosophie de la musique, page 176.
  2. Instruments et musiciens, page 21.