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CH. LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

en plus accentué ; il alterna avec la mélodie, puis bientôt ce fut la mélodie qui souvent descendit dans l’orchestre, jusqu’à ce qu’enfin les instruments, ayant conscience de leur personnalité, voulurent parler tout seuls et chassèrent la voix de leur domaine[1]. »

Voilà certes une théorie tranchée. La théorie contraire ne l’est pas moins. Je la trouve dans un livre charmant, qui date de quelques mois à peine. L’auteur, écrivain spirituel, musicien d’un sens exquis et doué de la plus rare pénétration, M. Léon Pillaut, termine une de ses meilleures pages par les lignes suivantes : « De là, on peut conclure que toute mélodie rythmée ou non suppose ou attend des paroles et que la mélodie purement instrumentale n’existe pas. Quand un musicien compose un chant expressif pour un instrument, il le fait parler ; et, si les différentes hauteurs des sons de la parole humaine étaient bien déterminées, on pourrait trouver mécaniquement l’équivalent d’une mélodie instrumentale dans le langage[2]. »

Entre des hommes aussi compétents, une pareille contradiction est surprenante. Peut-être y a-t-il du vrai des deux côtés. Peut-être une analyse encore insuffisante et des comparaisons incomplètes n’ont-elles pas fait assez ressortir les caractères soit communs soit distinctifs des deux termes séparés par les uns, presque confondus par les autres. Tâchons de marquer avec une précision nouvelle les ressemblances et les différences. Les auteurs que nous avons cités nous y aideront eux-mêmes.

Un premier fait très frappant doit être constaté. La plupart des théoriciens, sinon tous, s’accordent en un point : ils disent de la voix humaine qu’elle est un instrument, et ils disent de chaque instrument vraiment musical qu’il a une voix, bien plus, que chacun de ces instruments est une voix. Seraient-ce par hasard de simples façons de parler, de pures métaphores ?

Point du tout : ces expressions sont par tous prises à la lettre. D’ailleurs, la science la plus récente, la plus exacte, le veut ainsi. Qu’on lise Helmholtz[3], ou, pour plus de facilité, son lucide et élégant abréviateur, M. A. Laugel, voici ce que l’on apprendra. « La voix humaine et l’instrument par excellence. Le laryngoscope permet de regarder à l’aise dans l’arrière-bouche et d’apercevoir les vibrations qui accompagnent la parole. Les ligaments vocaux agissent à la façon de deux lèvres membraneuses qui, en se fermant et

  1. Philosophie de la musique, page 157.
  2. Instruments et musiciens, page 310.
  3. Voyez le grand ouvrage de H. Helmholtz : Théorie physiologique de la musique, traduction française, par M. G. Guéroult, page 130. C’est la traduction de M. G. Guéroult que nous citons toujours dans ce travail.