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constances, nous ne proclamons point pour cela la banqueroute religieuse de l’humanité.

M. de Hartmann est très frappé de la crise que traverse aujourd’hui le christianisme. Il a vu et fait voir que le dogme chrétien, sous quelque forme qu’on le présente, est devenu inconciliable avec l’état d’esprit du public pensant. Or, convaincu que l’humanité, si elle est obligée de renoncer au christianisme, ne renoncera pas pour cela à établir sa relation avec le divin, son « rapport religieux », il s’est résolu à lui faciliter son passage à la forme religieuse qu’il croit propre à la satisfaire. Incrédule du présent, il est le croyant de l’avenir ; il en est le voyant, le prophète et le théologien. Il offre ce phénomène très curieux que, se plaçant sur une base philosophique acceptable d’un grand nombre, il y bâtit des constructions dont l’audace surprend et la fragilité inquiète.

Nous autres Français, nous ne saurions partager ni cette épouvante à l’idée de la décadence du christianisme, ni cette ardente invocation à la religion de l’avenir[1]. Si M. de Hartmann veut nous faire dire

  1. On doit supposer, avec la rapide diffusion des principaux résultats scientifiques et des tendances philosophiques prédominentes, une prompte et considérable diminution du nombre des croyants dans tous les pays civilisés et dans les classes instruites. On verra, en même temps, chez les personnes cultivées, en dehors du petit groupe de ceux qu’étreignent les besoins mystiques, l’idée religieuse réduite de plus en plus à l’admission d’un ordre du monde dans lequel chacun doit agir selon sa position particulière, donc réduite à une morale plus ou moins teintée de religiosité. L’idée de l’ordre du monde, du divin, de Dieu, sera beaucoup plus volontiers conçue comme immanente que comme transcendante, et M. de Hartmann sera libre de voir là un premier triomphe de sa théorie. Seulement on peut se demander si pareil phénomène ne s’est déjà pas produit dans le monde ancien, par exemple lors du rapide essor du stoïcisme dans les hautes classes. Pourquoi alors nous représenter, toujours et à propos de tout, notre siècle comme destiné à donner la solution des problèmes où se sont acharnées en vain toutes les générations antérieures ? Comment des esprits aussi personnels, aussi étrangers aux préjugés vulgaires que M. de Hartmann, se laissent-ils hanter par ce lieu commun banal ? Rappelons aussi ici ce que nous écrivions à propos d’une précédente publication de cet auteur : « Il ne restera, semble-il, à la religion, à l’époque prédite par M. de Hartmann, — et quel inconvénient verra-t-il à ce qu’elle conserve alors le nom de christianisme ? — qu’à apporter à la cause de la morale, en dehors de ses supports rationnels et chez ceux auxquels ces derniers ne sembleraient pas suffisants, l’appui de ses vieilles traditions et de pratiques entrées dans les mœurs. » (Mélanges de critique religieuse, p. 265.) Comparez ce qu’écrivait tout récemment M. J. Darmesteter : « Dans ce grand écroulement de la religion mythique dont le bruit emplit notre âge, le judaïsme, tel que les siècles l’ont fait, est la religion qui a eu le moins à souffrir et le moins à craindre, parce que ses miracles et ses pratiques ne font pas partie intégrante et essentieille, et que, par suite, il ne croule pas avec eux… Supprimez tous ces miracles et toutes ces pratiques ; derrière toutes ces suppressions et toutes ces ruines subsistent les deux grands dogmes qui, depuis les prophètes, font le judaïsme tout entier : unité divine et mécanisme, c’est-à-dire unité de loi dans