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dans tous les temps et tous les pays, ont une préférence marquée pour la seconde façon d’e voir, les esprits mystiques, les croyants, les gens qui pratiquent, sentent un besoin impérieux de rapprocher d’eux le divin et de le faire constamment intervenir dans les faits matériels. Le croyant naïf qui aujourd’hui prie tel saint d’envoyer la pluie à la terre altérée est naturaliste, en ce sens qu’il ne détache pas la divinité invoquée de ce que les gens instruits, et lui-même peut-être, appellent des agents naturels ; il n’est pas moins hénothéiste, puisqu’il s’adresse à tel personnage du panthéon céleste, dont l’intervention lui semble plus efficace que toute autre pour obtenir le résultat demandé ! En revanche, l’Égypte, des milliers d’années avant le christianisme, nous offrirait sans peine des déclarations supranaturalistes[1]. Un observateur non prévenu, placé en présence d’un citoyen instruit du siècle de Périclès et d’un brave négociant du moyen âge, n’aurait pas manqué de marquer la place du premier dans la zone du supranaturalisme et celle du second dans l’hénothéisme naturaliste. Ces deux termes représentent deux formes, entre plusieurs, du sentiment et de l’idée religieuse, qui appartiennent toutes deux à l’état de civilisation, qui n’ont cessé de coexister l’une à côté de l’autre et qui sont l’une et l’autre tellement incorporées aux habitudes d’un grand nombre de nos semblables qu’on ne saurait à cet égard marquer une différence sensible entre ce qui se passait il y a six mille ans et ce dont nous sommes aujourd’hui les témoins[2].

Second point. Après avoir nié la thèse fondamentale de M. de

  1. Témoin la discussion, pendante entre les égyptologues, touchant le monothéisme primitif de cette religion. Dans une lettre que nous recevons ces jours-ci de la terre d’Égypte, signée du nom de M. Maspero, nous lisons ceci Il faut se garder de considérer les Égyptiens comme un peuple primitif et de leur refuser la métaphysique sous prétexte que les peuples primitifs n’en ont point. C’est là une tromperie de la perspective historique ; de ce que nous avons des documents égyptiens d’il y a six mille ans, il ne faut pas en conclure que l’Égypte n’a que six mille ans de date ; elle était déjà vieille au moment où nous la trouvons, sa religion était déjà vieille, et elle possédait des écoles de théologie aussi raffinées que les écoles de théologie moderne. Le fond sur lequel on raffine peut être grossier, comme c’était le cas en Égypte. Mais le raffinement n’en existe pas moins et les distinctions subtiles et l’analyse du sentiment et de l’idée religieuse. »
  2. Nous admettrions toutefois une évolution de l’idée religieuse qui est le passage, de plus en plus accusé dans les temps modernes, du nationalis me à l’internationalisme religieux. Mais, loin d’y voir un progrès, nous y signalons plutôt un symptôme de décadence. Quand la religion tend à rompre les liens qui l’unissent aux différentes fonctions d’un organisme social déterminé, elle est plus qu’à moitié déracinée. Aussi les partisans les plus intelligents de l’idée religieuse dans notre temps, Rothe, Arnold, Stanley, ont-ils défendu les églises nationales contre les patrons de l’individualisme, ce dissolvant le plus énergique des religions existantes, corollaire logique de l’internationalisme.