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VERNES. — de l’idée religieuse

gieuse ? Et d’abord qu’appelle-t-on progrès ? C’est le fait qu’entre deux points chronologiquement distincts un peuple ou un groupe de peuples ait réalisé un perfectionnement notable sur une des questions qui intéressent le développement général de la civilisation morale où matérielle : degré et répartition de la richesse, de l’instruction, de la moralité, état social, politique, littérature, sciences, philosophie, religion, etc. On sait combien la preuve de pareils progrès est délicate à fournir et combien il est hasardé de conclure d’un progrès sur un point à un progrès général. Il est loin d’être prouvé que, soit en fait de mœurs, de relations de classes entre elles, de littérature, de philosophie, tel peuple européen ait dépassé le niveau d’une agglomération du passé, la grecque par exemple, tandis que le préjugé populaire s’empare si volontiers de découvertes remarquables sur le terrain des sciences pour proclamer l’ascension rapide de l’humanité vers un millénium éclatant. On ne doit donc annoncer aucun progrès sans y regarder à deux fois. Sans doute nous admettons que l’humanité a accompli des progrès énormes lorsqu’elle s’est dégagée de la sauvagerie ou de l’animalité primitives ; ce n’est point non plus cela dont nous disputons. Nous voulons rechercher si l’homme, une fois parvenu à l’état civilisé, — c’est dans ces limites que M. de Hartmann a eu le bon esprit de restreindre sa démonstration, — si l’espèce humaine, arrivée à l’état d’équilibre, a réalisé un perfectionnement notable, sur le terrain religieux tout particulièrement. Ce progrès, d’après notre auteur, a consisté dans le passage de l’hénothéisme naturaliste au supranaturalisme ; l’idée de Dieu, encore engagée dans les liens des manifestations cosmiques, s’est affirmée comme transcendante au monde. À notre tour, nous demandons si, à supposer que ce passage soit historiquement documenté, on aurait le droit de l’appeler un progrès, et, ensuite, si l’on est autorisé à voir là deux étapes successives de la conscience et de l’idée religieuses, et s’il n’y a pas plutôt deux façons de sentir et de penser qu’on rencontre chez les différents peuples civilisés, bien qu’à des degrés divers, aux différents moments de leur existence. Supposons, pour un moment, qu’il soit démontré avec M. de Hartmann que l’humanité ( !) ait été naturaliste au point a et supranaturalisme au point b, je ne vois guère qu’un supranaturaliste décidé pour y voir un progrès si important : entre ces deux conceptions du divin, l’une Le laissant encore engagé dans les forces où elle l’a tout d’abord pressenti et adoré, l’autre le coupant et l’isolant de ces forces de la nature au point de concevoir son existence comme indépendante de cette dernière, je ne saurais, je l’avoue, faire si grande différence. Je prétends même que, si les esprits philosophiques,