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CH. LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

« Toutes les émotions que nous éprouvons se manifestent à différents degrés dans la voix et viennent modifier quelque partie de cet instrument compliqué et délicat. Les cordes se tendent plus ou moins, la glotte se dilate ou se resserre, laissant passer l’air en quantité variable, la langue frappe cet air à coups inégaux : dans l’émotion, les molécules constitutives de l’appareil vocal éprouvent des modifications de cohésion qui font varier le timbre. Ainsi la douleur physique rend la voix plus forte, l’élève ou l’abaisse de plusieurs tons, selon le genre de souffrance et selon le tempérament du patient ; la douleur morale la fait trembler, l’étouffe, la brise de sanglots ; la crainte la rend plus profonde, l’admiration l’allonge, la colère l’enroue, la joie lui donne un timbre éclatant. Dans les émotions calmes, les sons deviennent doux et faibles. Nous avons une telle habitude de déduire de ces phénomènes extérieurs les phénomènes intérieurs, que de loin nous distinguons sans entendre les paroles, à l’intonation seule, les sentiments qui animent les gens qui parlent. C’est pour cette raison que l’organe en lui-même, abstraction faite des différences d’articulation qui forment les mots, a un si grand charme chez les orateurs : par leur timbre seul, ils émeuvent l’auditoire et le disposent à la colère ou à la pitié. Dans la déclamation, si nous exprimons des sentiments tristes, notre voix s’abaisse et devient lente, et, au contraire, elle s’élève et augmente de vitesse pour les sentiments gais. On reconnaît par le ton de la voix la bienveillance, le dédain, la hauteur, la pitié, la colère, etc. ; on dirait que chaque sentiment à son accent naturel. La plus grande habitude de la dissimulation à souvent de la peine à contrefaire l’accent des sentiments qui perce sous le masque qu’on croit le plus impénétrable. C’est le ton qui fait la chanson, dit le peuple avec cette intuition de bon sens qui va aussi profond que l’analyse.

« Ajoutons que l’habitude de certains sentiments finit par donner à la voix, comme à la physionomie, un caractère différent, qui peut nous servir à porter des jugements sur nos semblables[1].

« L’homme, en effet,… ne se dédouble pas : dominé par une passion, tout l’exprime en lui, sa voix, sa physionomie, son geste, de telle sorte que cette expression du sentiment n’est qu’un des caractères du sentiment lui-même.

« Ainsi considérés, les sons de la voix, aussi bien et au même titre que les gestes et la physionomie, sont donc des signes du langage naturel. Mais peut-on confondre les sons de la voix avec la musique et tirer cette conclusion que la musique est la langue du sentiment ?

  1. Pages 84-85.