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ANALYSES. — FRASER. Berkeley.

antérieure à la philosophie, de certaines tendances à croire, souvent latentes dans les individus, réelles cependant, qui constituent la conscience commune de l’humanité, le sens commun. Grâce à cette croyance, les esprits individuels, participant dans certaines limites à la pensée universelle de l’Esprit suprême, ont quelque notion de l’infini et une connaissance pratique de ce qu’il y a de réel dans les phénomènes. La philosophie a pour tâche de fortifier et de développer cette foi. Elle n’a pas à offrir un système intellectuel de l’univers, tel qu’il est du point de vue de l’absolu. Les philosophes ont pour devoir au contraire de protéger l’homme contre des spéculations qui discréditent ces tendances à croire, indépendantes elles-mêmes de la philosophie. Celle-ci aurait donc un office semblable à celui de la lance d’Achille, qui guérissait les blessures qu’elle avait faites. Qu’elle se borne à raviver par la réflexion les croyances naturelles et condamne, comme irrationnelle, cette espérance d’une doctrine humaine par laquelle cet univers complexe, phénoménal et non phénoménal, serait réduit d’un seul principe fondamental, qui ne distinguerait pas entre l’intelligence infinie de Dieu et l’intelligence bornée de l’homme.

Ces trois sortes de philosophie, l’Agnosticisme, le Gnosticisme et la Foi, pour employer les mêmes termes que M. Fraser, se sont séparées et opposées depuis Berkeley, qui les avait en quelque manière conciliées à mesure que se développait sa doctrine. M. Fraser suppose qu’elles pourront bien se réunir de nouveau et voit dans cette union le terme du progrès philosophique dont l’évêque de Cloyne a été le véritable initiateur. Alors, mieux encore que ne l’a fait Berkeley, on comprendra que le gouvernement de la nature, interprété, dans une certaine mesure, par les sciences physiques et biologiques, est subordonné à un gouvernement moral. L’univers se compose de personnes ou d’agents moraux, et aussi de choses phénoménales ; les choses semblent faites pour les personnes et réglées par elles. « Des deux grands objets de l’admiration et du respect de Kant, l’un n’est que le ministre de l’autre. Le ciel étoilé passe ; l’espace dont les relations sont indispensables à la représentation des choses phénoménales se perd dans l’infini inimaginable de l’immensité sans limites ; le temps, que les corps célestes mesurent se perd dans l’inimaginable infini de l’éternité. Mais le gouvernement moral et les agents moraux ne peuvent ni se perdre ni passer. »

Il y aurait, à cette terminologie, quelques objections à faire du point de vue critique. Peut-être aussi regretterions-nous de n’avoir pas trouvé, dans le livre de M. Fraser, cette idée que la doctrine de Berkeley vaut moins par elle-même que comme premier résultat d’une méthode nouvelle et la seule vraie de philosopher.

A. Penjon.