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ANALYSES. — FRASER. Berkeley.

ses relations avec l’histoire personnelle du philosophe et compare sa doctrine à celles qui se sont produites depuis et jusqu’à nos jours.

Comme la grande édition des œuvres complètes, le nouveau volume est orné d’un portrait de Berkeley. Mais nous avons, cette fois, la reproduction d’un tableau à l’huile fait pendant le voyage de ce philosophe en Italie, c’est-à-dire alors qu’il n’avait encore que trente ans à peine. C’est la grande curiosité, si je puis ainsi parler, du dernier ouvrage de M. Fraser. Il est intéressant de connaître, autant que le permet cette sorte de photogravure dont l’exécution a dû être assez malaisée, la physionomie de ce métaphysicien précoce, qui avait déjà composé l’Essai sur la vision, les Principes de la connaissance humaine et les charmants Dialogues d’Hylas et de Philonoüs. Je ne sais si elle répondra à l’attente des lecteurs : on y trouve encore plus de finesse que de gravité, un peu d’ironie peut-être, et tout ensemble je ne sais quelle plénitude de visage où ne se lit aucun effort de pensée. La doctrine si originale du futur évêque de Cloyne, à travers cette peinture comme à travers ses premiers ouvrages, apparaît en quelque manière dans toute sa spontanéité : c’est l’épanouissement naturel et plein de fraicheur d’un génie facile.

La partie biographique s’est enrichie, dans ce volume, de quelques documents qui ne manquent pas d’intérêt. M. Fraser s’est servi pour la première fois de la correspondance de Berkeley et de sir John Percival, plus tard comte d’Egmont. Cette correspondance, encore inédite, comprend environ quatre-vingts lettres de notre philosophe, dont plusieurs se rapportent à des questions philosophiques. Elles ont aussi permis à l’auteur de résoudre définitivement plusieurs petits problèmes biographiques, et en particulier de détruire la légende qui s’était formée sur une prétendue entrevue de Berkeley et de Malebranche ; celui-là n’eut jamais à se reprocher la mort de celui-ci : car en 1715 il ne vint même pas en France.

Il serait intéressant de citer plusieurs passages de cette correspondance curieuse ; je me bornerai à un seul extrait. On sait combien de temps il fallut à Berkeley pour faire, je ne dis pas adopter, mais accueillir ses idées, pour faire considérer l’immatérialisme comme une doctrine philosophique et non comme une pure folie. Le moment n’était pas encore venu, et d’ailleurs il devait bientôt passer, où les Dialogues rencontrèrent assez de faveur pour rendre quelques esprits distingués jaloux de la découverte du philosophe. On s’occupait cependant de la nouvelle théorie, du moins parmi les amis de l’auteur, et les objections ne manquaient pas. La femme de sir John Percival fait demander à Berkeley ce que deviennent, dans son système, les œuvres de Dieu créées six jours durant, mais avant la création de l’homme. « Je suis très flatté, répond Berkeley, de l’objection que votre femme a bien voulu me faire adresser. Dites-lui, je vous prie, que je ne conteste pas l’existence des choses sensibles que Dieu a créées selon le rapport de Moïse. Elles existaient de toute éternité dans l’intelligence divine, et