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que la mémoire n’est pas vérifiée. Que deviendra maintenant le principe d’induction, ce principe qui est le fondement même des lois de la nature ?

Essayera-t-on de vérifier ce principe lui-même ? Mais c’est au nom de ce principe seul qu’on peut faire une vérification quelconque, Vérifier un fait, c’est reproduire volontairement ce fait, pour voir s’il est conforme à une loi qui permette de le prévoir. Vérifier suppose donc la connaissance du principe que l’avenir doit ressembler au passé. Vérifier le principe d’induction, c’est donc une pétition de principe manifeste, c’est l’équivalent d’avaler son propre gosier ou de mordre ses propres dents.

Admettra-t-on maintenant ce principe et la véracité de la mémoire sans les vérifier ? Mais admettre une chose sans la vérifier, c’est changer de critérium ; c’est prendre pour critérium l’évidence, à moins de se décider à prendre pour critérium sa propre fantaisie et son propre caprice.

Restent encore les pures sensations individuelles. Mais ces sensations, pourquoi en admettre la réalité, si ce n’est sur leur propre évidence ? Dira-t-on que l’évidence de la mémoire, celle du principe d’induction, celle des sensations est d’une autre nature et plus forte que celle des autres vérités et des autres principes ? Mais comment prouver cette différence ? Ici, la vérification est devenue radicalement impossible, C’est l’évidence seule qui rend témoignage d’elle-même.

Car, en fait, aux yeux du premier venu, l’évidence de l’existence des corps, celle de l’existence du moi, celle du principe que rien ne sort de rien et que le plus ne sort pas du moins, sont tout aussi frappantes que l’évidence de la mémoire, du principe d’induction et de nos sensations.

Ainsi le critérium de la vérification est radicalement insuffisant pour servir du fondement à l’ensemble de la connaissance[1]. »

Et pourtant, malgré tout ce qu’il y a de vrai dans ce brillant passage, la vérification sensible, le contrôle d’un procédé par un autre se montre en fait nécessaire à la production d’une certitude uniforme dans tous les esprits. Les mathématiques, auxquelles on n’entreprendra plus sérieusement, nous l’espérons, de donner un fondement empirique, doivent certainement le rôle qu’elles jouent et le rang qu’elles tiennent à la possibilité du contrôle expérimental. Sans l’aveu de cette vérité, il est impossible de rien comprendre à l’histoire de la pensée humaine. Pourquoi ce retour incessant des mêmes systèmes sous des habits et des noms nouveaux ? Pourquoi, à l’heure où nous écrivons ces lignes, n’y a-t-il encore rien d’acquis en philosophie ? Pourquoi l’établissement d’une autorité dans la pensée est-elle pour la pensée un arrêt de mort ? Pourquoi la philosophie catholique elle-même était-elle le théâtre des luttes les plus vives sur les points de doctrine les plus importants, à l’époque

  1. II, p. 45.