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très cultivé, très étendu, très net, passablement libre en quelque sens, un très bon logicien, un observateur pénétrant des opérations intellectuelles ; il se rend un compte exact des conditions et des suppositions de la science positive ; mais il nous semble manquer un peu des qualités architecturales dont le dogmatisme aurait particulièrement besoin ; il n’a pas non plus à un bien haut degré ce que j’apellerai le tempérament ou le sens métaphysique ; enfin, il y a le collier, le terrible collier ! Pour identifié qu’on se puisse croire avec les conclusions de son école, dès qu’on n’y peut rien changer ou seulement qu’on y répugnerait, les conditions de la recherche font défaut, les meilleures thèses deviennent suspectes, la pensée est morte. M. de Broglie conclut son travail en exprimant l’espoir d’une alliance future entre la science expérimentale et la philosophie catholique. On tiendrait les solutions de cette philosophie pour infiniment supérieures au courant d’opinions où flotte le siècle, que cet espoir resterait une dérision. Nous datons de Galilée. L’incompatibilité des deux tendances secoue et tiraille l’auteur lui-même, en attendant l’heure de le déchirer.

Nous répèterons volontiers avec lui que, « par la certitude des affirmations et la netteté des distinctions, la science moderne contraste avec une philosophie qui s’applique à tout confondre et dont la négation fait l’essence »[1]. Mais nous n’oublions pas que « l’expérimentateur doit toujours avoir l’esprit douteur, qu’il doit toujours être prêt à se démolir lui-même, à mettre en question ce qu’il a supposé[2]. » M. P. de Broglie en revanche n’y songe plus, lorsqu’il fonde son espoir sur les remarques suivantes :

« La science est affirmative, elle est dogmatique, elle est intolérante ; rien n’est plus évident. Quand une vérité est acquise, quand elle est pleinement démontrée, la science l’enregistre et ne permet plus qu’elle soit contestée, Quand une erreur a été définitivement condamnée, la sentence est sans appel. Il arrive toutes les années à l’Académie des sciences des mémoires dont le but est d’essayer de faire revenir la science sur quelqu’un de ses arrêts. La science ne daigne pas répondre à ces élucubrations, qui sont cependant souvent l’œuvre d’hommes laborieux et consciencieux. Il suffit qu’ils soient en opposition avec un dogme scientifique pour être écartés sans examen[3]. »

On ne conteste pas que le fait ne soit bien observé, ni que le pouce de Rome n’ait imprimé sur l’esprit français une empreinte assez profonde. Mais, si quelqu’un avait l’audace de prétendre que l’influence des corporations savantes sur le progrès de la connaissance consiste surtout à le ralentir, il nous semble qu’il aurait peine à trouver mieux que notre citation pour établir son affreux paradoxe. Et comme le mot la Science, où nous l’avons souligné, rappelle la Philosophie des beaux

  1. II, p. 546 et suiv.
  2. Ibid, p. 954.
  3. Ibid, p. 546.