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n’a qu’à se laisser aller pour atteindre naturellement à l’éloquence. Voici deux exemples de sa manière :

« On ne peut pas, en lisant M. Taine, ne pas regretter les circonstances « de sa vie qui l’ont lancé dans cette route sans issue. Si au lieu de cet éclectisme oratoire et nuageux, qui semblait éviter jusqu’aux définitions des termes les plus vulgaires, de peur de se prononcer nettement pour ou contre quelque chose ; si au lieu de cette doctrine anti-expérimentale de la vision des axiomes en Dieu, combinée avec la théorie insensée de la raison impersonnelle, M. Taine avait rencontré, pour initier son esprit aux questions métaphysiques, la philosophie ferme et sensée d’Aristote, et ses définitions précises, avec son échelle solide, qui s’élève de la connaissance sensible à la connaissance intellectuelle par l’abstraction, et monte lentement, en assurant tous ses pas, de la terre jusqu’au pied du trône du Créateur, j’aime à croire qu’il n’aurait pas entrepris cet étrange voyage du sensualisme pur au panthéisme idéaliste, de Condillac à Hegel. Les deux tendances de son esprit, l’observation patiente qui accumule les faits et l’analyse rationnelle qui les dissèquent auraient trouvé une égale satisfaction, et, appuyé sur ces principes de bon sens qui sont le fond de la tradition philosophique de l’école catholique, il aurait construit une œuvre durable.

« M. Taine s’est plu à représenter les philosophes qui l’ont précédé transportés dans un siècle antérieur, et s’est demandé ce qu’auraient été M. Cousin et M. Jouffroy si la destinée les avait fait naître plus tôt. Il nous a montré M. Cousin orateur sacré au temps de Louis XIV et successeur de Bossuet dans la chaire, et M. Jouffroy élève de Cambridge et théologien protestant au xviie siècle.

« Si nous voulions faire à l’égard de M. Taine une transposition semblable, et le reporter tout entier dans des temps écoulés, nous n’hésiterions pas à le faire naître en Espagne au xvie siècle, à le faire étudier à l’Université de Salamanque, et à le faire entrer dans une de ces savantes corporations de théologiens, dont les volumes compacts résument la science divine et humaine de leur temps. À l’école de Suarez, de Lugo ou de Molina, il aurait parcouru tout le domaine de l’expérience et de l’histoire, et l’aurait aussi facilement fait rentrer dans les cadres tracés par Aristote et saint Thomas que dans ceux du fatalisme logique auquel il s’est inféodé. Il aurait été hardi, mais sans jamais sortir de l’orthodoxie ; car il dit lui-même que, passé trente ans, les opinions sont faites : or à trente ans, dans le bon vieux temps, il aurait encore été un écolier. Il n’aurait eu qu’une passion, celle de l’étude et de la vérité. Il aurait trouvé pour les mystères chrétiens les mêmes explications subtiles avec lesquelles il a prétendu résoudre ce qu’il appelle l’illusion métaphysique du moi. Dans le cas où quelque difficulté lui aurait paru plus forte, il n’aurait pas craint de la franchir par quelque hypothèse inouïe, et la postérité s’étonnerait de voir un si puissant esprit se payer de mots si aisément. Il aurait laissé une