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Mais, s’il fait ressortir avec succès les difficultés de l’hypothèse hylozoïste, on ne voit pas qu’il réussisse mieux que ses devanciers à expliquer le passage du pur mouvement à la sensation. S’il se bornait à constater le fait, à en démêler les conditions mécaniques, il ne ferait que se comporter en pur savant ; mais il est obligé, comme philosophe, de concevoir sous la matière physique l’Être absolu avec sa fécondité inépuisable et les lois éternelles de son évolution, et nous nous retrouvons en présence d’un nouveau mystère, non moins obscur que celui de l’Inconscient.

Et cependant Dühring rejette tout principe inconnaissable, aussi bien que l’Inconscient, et il n’a pas, nous l’avons vu, de paroles assez dures pour tous ceux qui refusent ou contestent à l’entendement la science absolue de l’Être. Il n’admet pas que rien se passe dans le monde réel qui puisse échapper à la prise de notre pensée, rien qui ne s’explique suffisamment soit par les méthodes du mécanisme scientifique, soit par cette foi instinctive dans l’excellence de la conscience et le prix de la vie qui est au fond de toute âme humaine.

Et voilà pourquoi il se prononce avec décision pour la génération spontanée, bien qu’il reconnaisse que notre expérience actuelle ne nous en a pas encore fourni la démonstration. Mais, à moins d’admettre une intervention miraculeuse, il faut bien croire que la vie a surgi du sens de la matière, lorsque les conditions mécaniques favorables ont été réalisées.

On en doit dire autant de l’origine de chaque espèce nouvelle, à condition de se rappeler toutefois que la matière et son mécanisme ne sont ici, comme pour la première apparition de la vie, que les causes occasionnelles, que les conditions nécessaires de chaque phénomène nouveau, et que l’action souveraine de l’absolu est la cause dernière et la raison suffisante de tout. Les exigences du mécanisme scientifique lui paraissent incompatibles avec les principes, au fond téléologiques, du prétendu mécanisme de la théorie évolutioniste, et voilà pourquoi il rejette cette dernière. Mais il ne se croit pas dispensé par le mécanisme de recourir à la finalité cosmique de l’Absolu, aux types éternels que réalise successivement l’évolution des puissances naturelles. Au sein de l’universel mécanisme s’agitent et se manifestent, à leur heure, les énergies formelles de l’Être ; la vie et la conscience et la diversité spécifique des individus dérivent de ces principes nouveaux. Mais Dühring refuse de se prononcer sur l’essence de ces énergies formelles, sur le lien qui les associe aux forces mécaniques, et par là son monisme n’échappe pas plus aux reproches d’obscurité et de contradiction que celui de ses devanciers.