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NOLEN. — le monisme en allemagne

l’essence de la matière, il nous renvoie aux conceptions surannées de l’antique matérialisme sur les atomes et le vide, et ne se met pas en peine de répondre aux objections que Leibniz, Kant et leurs disciples ont accumulées à l’envi contre ces deux notions. Il lui suffit qu’elles satisfassent aux exigences de la recherche scientifique, et il ne s’inquète pas si la pensée philosophique n’a pas d’autres besoins. Il ne s’arrête pas à rechercher avec Aristote et Leibnitz si le sujet du mouvement, qu’il désigne sous le nom de matière, peut être conçu autrement que comme une unité formelle. Il n’analyse pas assez l’idée de force pour découvrir qu’elle est incompatible avec l’essence purement géométrique de l’atome. Comme tous les matérialistes, le principe dont il fait le plus fréquent usage est celui sur lequel sa critique semble s’être le moins exercée. Et pourtant Dühring n’est pas plus d’accord avec les matérialistes sur la notion de la matière, que sur celle de l’absolu. Il n’admet pas que les propriétés mécaniques de la matère suffisent à expliquer les autres propriétés de l’être ; il nie même que les propriétés chimiques puissent se réduire au pur mécanisme, et encore que les différences spécifiques des éléments chimiques puissent être ramenées à des différences purement quantitatives d’une matière uniforme. À plus forte raison n’accepte-t-il pas que le fait élémentaire de la conscience, que la sensation soit une pure transformation du mouvement mécanique. Il se borne à soutenir que l’apparition de la sensation ou de la conscience élémentaire suppose certaines conditions mécaniques, c’est-à-dire n’a lieu que lorsque la matière réalise des combinaisons déterminées de mouvement. La réalité, la vérité objective de la sensation, ne peut être assurée qu’autant qu’elle obéit, comme tout autre fait, aux lois universelles du déterminisme mécanique. Mais il ne suit pas de là que la sensation et le mouvement soient deux manifestations corrélatives, inséparables de la matière, et comme les deux faces d’un même phénomène, ainsi que le prétendent le monisme de Hæckel et celui de Hartmann. Il suffit aux exigences de la théorie de la connaissance et du mécanisme scientifique que tout acte de conscience, et par suite toute sensation ne se produise, comme toute manifestation des propriétés chimiques ou biologiques de l’être, que sous certains modes déterminables du mouvement universel. Dühring ne veut pas s’égarer dans les fantaisies des modernes partisans de l’hylozoïsme. Il se refuse à attacher un sens intelligible au concept d’une sensation non sentie, d’une pensée inconsciente, et ne croit pas, comme la plupart des monistes actuels, qu’il soit permis de l’associer au concept du mouvement, pour en construire la définition de la matière.