Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
176
revue philosophique

Tous ces problèmes métaphysiques et bien d’autres n’embarrassent ni n’arrêtent un seul instant le monisme de Dühring, qui affirme bien l’existence de l’Absolu sous les noms équivoques de Nature et de Matière, ou de l’Un-Tout, mais sans se mettre en peine d’en concilier les manifestations différentes ni de chercher une raison à l’ordre de ses manifestations progressives. C’est ainsi que ce philosophe de la réalité, qui a la prétention de n’abandonner jamais le terrain de l’expérience, nous déconcerte à chaque instant par des propositions métaphysiques dont le sens est ou obscur ou contradictoire. On prévoit aisément que ses doctrines particulières sur la matière, sur la vie, sur la conscience se ressentiront de l’incertitude de ses principes métaphysiques.

Dühring est fortement pénétré, nous l’avons vu, du rôle des forces mécaniques dans la nature ; mais ne l’interrogez pas sur le sujet de ces forces. Il ne sait que répéter les enseignements surannés de l’antique atomisme et n’hésite pas plus à soutenir l’existence des atomes que celle du vide. Il n’admet pas, comme le monisme de Hæckel et d’Hartmann, que la sensation et le mouvement soient inséparables au sein de l’atome ; mais il soutient que l’Être, qui se manifeste sous la forme de l’atome, recèle dans son essence mystérieuse la puissance de se manifester encore sous les formes supérieures de la vie et de la pensée, et qu’il suffit pour cela que certaines conditions mécaniques soient réalisées. On se demande toujours quel est ce fonds mystérieux de l’être où la vie et la conscience sont comme en germe et n’attendent pour éclore que les combinaisons favorables du mécanisme des atomes. Malgré sa complaisance pour les notions du vide et des atomes, Dühring n’est assurément pas un matérialiste, au sens rigoureux du mot ; mais il se défend plus énergiquement encore d’être idéaliste ou spiritualiste. Il ne veut être que le philosophe de la réalité, mais nous retrouvons ici une nouvelle équivoque. De quelle réalité entend-il parler ? de celle que les sens nous manifestent directement, où de celle que la raison dégage des données mobiles et confuses des sens ? La matière du physicien n’est pour lui que la première manifestation de l’être, le fondement de toutes les autres et comme le support du réel (der Träger alles Wirklichen). Les propriétés mécaniques qui la constituent sont les lois nécessaires de toute existence et nous permettent seules de distinguer le subjectif et l’objectif, de faire la part de la nature et celle de notre conscience dans la succession confuse de nos impressions. Dühring est d’accord jusqu’ici avec Kant ; mais si nous lui demandons quelle idée nous devons nous faire du sujet des propriétés mécaniques, quelle est