Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
14
revue philosophique

sation, l’un qui dérive de l’intelligence, l’autre qui vient de la sensibilité morale. L’auteur va nous apprendre en quoi la sensibilité physique, excitée par la musique, prépare d’abord et ensuite détermine l’éveil de la sensibilité morale ; puis, en quoi l’intelligence mêle ses phénomènes à ceux des deux sensibilités. Mais nous lui demanderons si la sensibilité physique, presque animale, qu’il a mise en si vive lumière, garde partout, chez tous, à tous les âges de la vie musicale, l’énergie des commencements.

Pas plus que M. E. Hanslick[1], M. Beauquier ne consent à accepter sans examen la proposition généralement répétée que la musique est l’art du sentiment. Qu’est-ce d’abord que le sentiment ? se demande-t-il. À cette question, il répond par une énumération qui comprend la joie, la tristesse, les émotions, les passions ; et il constate que presque tous les sentiments sont des phénomènes complexes, où des faits de la sensibilité physique se mêlent à des faits intellectuels, que ceux-ci appartiennent à la raison pure ou à l’imagination. Dans cette conception du sentiment, je n’aperçois pas, peut-être par ma faute, ce quelque chose de purement psychologique qui constitue essentiellement l’émotion distincte à la fois de l’impression nerveuse et de l’activité intellectuelle, L’auteur appelle même l’excitation physique le substratum, la base de la sensibilité morale. Toutefois cette expression doit être rapprochée des phrases fréquentes où les sentiments sont présentés comme des situations de l’âme.

Or, d’après l’auteur, les impressions qui mettent en mouvement la physique sont tellement liées à l’âme qu’elles suscitent dans celle-ci des dispositions générales gaies ou pénibles, sans intervention de la volonté, comme sans objet, sans motif connu. Je me couche gai ; je me réveille morose, irritable ; pourquoi ? Je l’ignore, j’éprouve là un sentiment, puisque je suis triste ; et ce sentiment est indéterminé, puisqu’il n’a pas d’objet connu de moi, puisqu’il n’est ni du désir ni de la haine.

Un art, quel qu’il soit, ne peut atteindre la sensibilité morale que d’une des deux façons suivantes : ou bien, par une modification directe de la sensibilité physique, il jette l’âme dans une des dispositions vagues, indéterminées dont on vient de parler ; ou bien, en agissant sur l’intelligence, il éveille des idées qui impriment une

  1. Voir le livre de M. E. Hanslick, Von musikalisches Schönen. Je l’ai étudié et apprécié dans le Journal des savants, cahiers de décembre 1880 et janvier 1881. La présente Revue en a rendu compte dans le numéro d’octobre 1878. L’éditeur Brandus en a publié, en 1877, une traduction française élégante et claire par M. Charles Bannelier.