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NOLEN. — le monisme en allemagne

achetée par les souffrances de la lutte et menacée par les convoitises de la force, donne trop raison aux lamentations du pessimisme Pour ne pas provoquer, comme ce dernier, la résistance passionnée de Dühring.

Hartmann d’ailleurs, comme Darwin, ne croit pouvoir assurer l’évolution du monde qu’en faisant intervenir sans cesse leurs principes téléologiques dans le jeu des forces naturelles. L’Inconscient du premier suspend à chaque instant l’action nécessaire des lois mécaniques : et le second croit devoir recourir à la volonté créatrice pour combler le passage de la pure matière à organisme vivant, introduire par conséquent, au moins sur ce point particulier, le miracle au sein du pur mécanisme[1].

Dühring n’admet aucune dérogation aux lois de l’universel mécanisme. Avec Kant, il reconnaît qu’elles constituent le solide fondement sur lequel repose la réalité du monde sensible, et qu’avec elles s’évanouirait toute possibilité de distinguer entre la réalité et l’illusion. Le mouvement est la condition de toutes les autres manifestations de l’être ; mais les forces mécaniques sont distinctes des forces chimiques, comme des forces organiques, et, à plus forte raison encore, des propriétés psychiques. « Les phénomènes de conscience sont bien distincts en eux-mêmes de la pure matière et des forces mécaniques ; mais ils doivent leur existence à des processus de nature matérielle et mécanique. » On ne voit pas malheureusement comment s’opère au sein du principe suprême la Nature ou le Tout-Absolu, comme dit Dühring, la conciliation de ce mécanisme rigoureux avec les principes téléologiques, que nous exposions plus haut. Qu’est-ce au fond que l’Être absolu, qui se manifeste d’abord par les propriétés mécaniques et chez qui les propriétés mécaniques président en quelque sorte à l’apparition de toutes les autres ? Bien que Dühring lui donne parfois le nom de matière, il a soin de distinguer l’être absolu ou le principe métaphysique de la matière phénoménale du pur physicien. Mais on est toujours en droit de se demander si ce nom n’implique pas, dans la pensée de Dühring, que les propriétés mécaniques sont les propriétés essentielles de l’être absolu ; en d’autres termes, que, si l’Absolu n’est pas réductible à la pure matière, il est encore moins identique à l’esprit. Ou bien Dühring se rallierait-il à la pensée des philosophes qui font de la substance un principe supérieur et étranger à la fois à la matière et à l’intelligence, bien qu’il les produise toutes deux ?

  1. Voir notre analyse du Cursus, dans la Revue, tome II, 393, et tome V, 660.