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NOLEN. — le monisme en allemagne

la nature, le monde sensible qui remplit le temps et l’espace. Hegel ne voit, au contraire, dans le monde sensible, dans le temps et l’espace, que des apparences phénoménales ; selon lui, l’être véritable est étranger au temps, à l’espace, à la matière, et n’est au fond que l’esprit, en dehors de nous comme en nous. Le monde des corps comme celui des esprits sont les produits directs et successifs d’une cause supérieure à l’un et à l’autre, que Dühring appelle la nature ou l’être et qu’il ne définit pas autrement. Pour Hegel, les corps sont, comme chez Leibniz, les illusions des esprits finis, et les esprits finis ont leur principe dans l’esprit absolu.

Quoi qu’il en soit de ces profondes différences, le réalisme de Dühring n’est pas moins fortement pénétré que l’idéalisme hégélien de la vérité objective des principes de la connaissance. Pas plus que lui, il ne consent à limiter le champ de la pensée humaine. « Parler des limites de la pensée, c’est assigner des limites à la réalité ; c’est refuser à la nature le pouvoir de prendre entièrement conscience d’elle-même dans l’esprit. » Dühring ne combat pas moins résolument le subjectivisme critique de Kant que la réserve scientifique du dogmatisme positiviste. Il les repousse comme autant d’attentats à la souveraineté de la raison. Il n’admet pas davantage la distinction, que la plupart des philosophes, même les plus décidés dans leur dogmatisme, s’accordent à maintenir entre la connaissance scientifique et la connaissance spéculative, et qui condamne la science à ne raisonner et à n’agir que sur les phénomènes, et réserve à la métaphysique l’intuition de l’être véritable. Les propriétés matérielles qu’étudie la science ne sont pas moins essentielles à l’être que les fonctions psychiques, qui intéressent plus particulièrement le philosophe. La pensée applique aux unes et aux autres les mêmes principes d’explication : la connaissance est une, comme la réalité. La raison est aussi impuissante à concevoir que l’imagination à se représenter les réalités purement intelligibles, le monde des noumènes, bien que toutes les écoles dogmatique, critique et positiviste, soient unanimes à en soutenir l’existence derrière le monde des réalités sensibles et ne diffèrent que par la mesure inégale où elles nous en concèdent la connaissance ou le pressentiment. Des êtres étrangers à l’espace et au temps sont de pures chimères de notre abstraction. Et les récentes tentatives de la métagéométrie n’ont pas mieux réussi que les subtilités de l’esthétique transcendantale à en démontrer la possibilité, à nous les rendre intelligibles. L’être est partout tel que les exigences de notre pensée nous le représentent, et ce qui échappe à notre représentation ne saurait non plus exister. Voilà pourquoi le monde ne saurait être infini. Voilà pourquoi encore ce n’est pas avec