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mann, que celui de Dühring qu’il aspirait à remplacer ? Il pouvait sans doute compter sur un accueil plus favorable de la part des savants. Ne se mettait-il pas hautement sous le patronage de Robert Mayer et de Darwin ? Il acceptait sans restriction toutes les applications du mécanisme et de la théorie de l’évolution, et se plaisait même à les dépasser par la hardiesse de ses hypothèses et l’audace de ses promesses ? Le livre de Noiré méritait à plus juste titre que l’écrit anonyme de Hartmann l’approbation sans réserve des disciples de Hæckel. Ils y retrouvaient comme un écho de l’enthousiasme poétique et divinateur de la morphologie. Mais les esprits plus mesurés ou plus circonspects, qui ne redoutent rien tant dans la science que les témérités de l’esprit de système ou les caprices de la fantaisie, ne devaient supporter qu’impatiemment l’intervention de l’imagination philosophique dans des débats où l’expérience et le calcul doivent décider souverainement. La robuste confiance que Noiré témoignait aux hypothèses à bon droit suspectes ou déjà même discréditées de Hæckel n’était pas propre à relever à leurs yeux le prestige de la spéculation métaphysique. Le monisme de Dühring répondait mieux aux exigences des savants méthodiques.

Mais ce sont surtout les philosophes que la « pensée monistique » devait trouver incrédules ou hostiles. Elle provoquait leurs critiques unanimes aussi bien par ses lacunes que par ses erreurs. Quelle autorité pouvait avoir à leurs yeux ce monisme, qui croit pouvoir se passer de l’absolu, qui se dispense, comme celui de Dühring, de rattacher la pluralité des existences finies à l’unité d’un principe suprême ? Quel sens attacher à l’évolution universelle dans une doctrine qui se borne à professer le plus souverain mépris pour la logique hégélienne, sans chercher à déterminer d’une autre manière le sens de la finalité absolue ? Mais surtout la prétention de dériver de la pure sensation les lois de la connaissance, de subordonner l’esprit à la nature, la logique à l’expérience, que ce soit celle de la race ou celle de l’individu, soulevait l’unanime protestation de tous ceux qui n’avaient pas oublié les enseignements de la philosophie critique. Et pourtant Noiré se donnait comme le continuateur de Kant, et il prétendait s’inspirer de Leibniz et de Schopenhauer. Comme si l’explication empirique de la pensée et de la nature n’était pas également contredite par les doctrines formelles de ces penseurs, si différents dans tout le reste, mais unanimes pour affirmer qu’il y a dans la nature comme dans l’esprit des principes formels absolument réfractaires aux explications du pur mécanisme et de l’empirisme.

En résumé, on trouvait avec raison que tout ce qu’il y a d’intéressant et de solide dans la métaphysique de Noiré n’est qu’un perpé-