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NOLEN. — le monisme en allemagne

S’il se rapproche de Leibniz par de semblables distinctions, Noiré revient à ses maîtres actuels, à Darwin et à Hæckel, lorsqu’il dérive de l’expérience seule et de l’hérédité, lorsqu’il explique par les lois de l’évolution les facultés supérieures et les principes nécessaires de la pensée humaine. « La raison humaine, dans son évolution sans fin, s’est enrichi des types et des lois qui correspondent aux formes originaires de toute existence. L’exercice et l’habitude ont développé en elle et rendu de plus en plus facile l’application de ces lois[1]. »

Les formes de la pensée, en un mot, ne sont celles de la réalité que parce qu’elles lui sont empruntées par l’expérience séculaire des générations.

Notre pensée n’en a pas moins ses limites infranchisables. « Le moi est le grand mystère de la création[2]  ; l’infinité du monde n’est pas moins faite pour déconcerter notre raison. Le moi et l’infini sont deux concepts opposés et corrélatifs. « Le moi fini ne s’explique que par sa distinction d’avec l’infini vers lequel il tend sans que sa nature lui permette de l’atteindre jamais… De même que le moi, l’infini échappe à la compréhension : mais nous en avons le sentiment immédiat[3]. »

Et pourtant, quelque obscure que soit la notion du moi, nous ne comprenons les autres êtres qu’autant que nous les identifions au moi. Le monde lui-même nous apparaît forcément comme un être, comme un vaste moi. Le développement du moi, c’est-à-dire de la conscience, mesure la perfection de l’individu, et l’expérience nous montre par quelle progression infinie l’être s’élève de l’obscure conscience de l’atome aux clartés de la réflexion chez l’homme.

Par là Noiré s’oppose résolument au pessimisme de Hartmann, qui nie que l’évolution de la conscience mesure la perfection de l’être.

La science de l’évolution de l’esprit humain est donc le dernier terme de la science de l’évolution universelle. Les progrès de la psychologie et de la physiologie comparées l’ont déjà préparée. La philologie nous permettra de suivre dans l’évolution du langage le progrès de la raison humaine et achèvera l’explication définitive de la nature, en la poursuivant dans sa forme la plus haute, l’esprit. Noiré croit avoir contribué pour sa part à cette œuvre par son livre sur « l’origine du langage[4] », peut-être son meilleur ouvrage.

Le monisme de Noiré devait-il être plus heureux que celui de Hart-

  1. P. 203.
  2. P. 281.
  3. P. 291.
  4. Der Ursprung der Sprache, 1818. Voir la Revue philosophique de mai 1878.