Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/17

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
13
CH. LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

« Pourquoi, dit-il, n’aurions-nous pas des musicopathes[1] ? » Par la monotonie de leurs chansons, les nourrices apaisent les enfants, les endorment. C’est là une action presque mécanique subie par la matière nerveuse : il serait utile d’étudier cette action sous toutes ses formes, à tous ses degrés.

Les formes les plus saillantes de cette action tactile, mécanique, sont caractérisées par l’intensité du son, par le rythme des airs de danse qui provoque au mouvement, par l’impression pénétrante que font sur l’oreille certains accords isolés de toute mélodie. Des exemples de la première forme ont été cités plus haut. Quant à la musique de danse, on en connaît la puissance impulsive qui, en dehors du bal, soit au concert, soit au théâtre, met en branle les têtes, les mains, même les pieds. Enfin il y a des accords qui passent sur l’oreille comme une caresse plus ou moins douce.

Cette musique, qui ressemble tantôt à une friction, tantôt à une percussion, est sentie non seulement par l’homme, mais aussi par les animaux. Le clairon excite le cheval, probablement à la façon du claquement du fouet. La majorité des auditeurs populaires ne goûte presque que l’excitation mécanique de l’orchestre. Il y a donc un point, dirions-nous, où l’homme confine musicalement à l’animal. C’est aussi l’avis de l’auteur, qui se hâte de qualifier d’inférieur le genre de musique commun à l’homme et à la bête. Mais, dit-il avec raison, c’est surtout l’homme primitif qui est exclusivement sensible à cette musique violente. Et même chez cet homme, il y a des sensations reliées, comparées ; l’intelligence se mêle aux faits sensibles. À plus forte raison, l’homme cultivé trouve-t-il, aime-t-il dans la musique autre chose qu’une agitation nerveuse analogue à celle que procurent l’alcool et le café ; sans quoi l’art musical égalerait tout juste l’art culinaire.

Je m’empresse de recueillir ces importantes déclarations, qui confirment la double loi que nous avons plus haut proposée. Si l’on veut comprendre la pensée de l’auteur dans l’exacte mesure où il l’entend lui-même, il faut noter et retenir le passage suivant : « … La musique ne demeure pas fixée dans la domaine étroit de la sensation où les sons n’ont guère plus de valeur que les odeurs et les saveurs et ne sauraient en aucune façon atteindre aux régions élevées du beau, et produire ces sentiments particuliers qui sont spécialement du domaine de l’art[2]. » — Donc ce qui donne aux sons une valeur esthétique, c’est l’adjonction de deux éléments supérieurs à la sen-

  1. Page 63.
  2. Page 72.