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irrésistible tendance à spéculer sur le possible au nom de la révélation intérieure. Kant eut l’immortel honneur de dissiper ces dernières illusions du dogmatisme aux abois et de montrer que l’esprit ne doit rien qu’à lui-même ou à l’expérience, qu’il produit spontanément la forme de ses connaissances, en même temps qu’il en reçoit du dehors la matière.

Mais Kant faisait du pouvoir formel de la pensée, de la raison pure ou pratique un principe supérieur, étranger à la nature. Il appartenait à Schopenhauer de démontrer que les formes de la pensée sont en même temps celles de la nature, et qu’aucune réalité ne peut exister en dehors de celle qui déroule devant la conscience cérébrale la succession réglée de ses phénomènes. Enfin il était réservé au darwinisme de couronner ces révélations successives de la vérité définitive et de découvrir que la raison n’est qu’un produit de la nature, que les formes à priori de la pensée ne sont dans l’individu que les habitudes héréditaires de penser et comme les expériences accumulées de l’espèce. Ainsi se trouve supprimé le divorce que l’ancien dogmatisme avait creusé, que la critique de Kant s’était refusé à combler entre la raison et les sens, la nature et l’esprit. Ainsi la vérité du monisme se trouvait incontestablement démontrée.

La théorie de la volonté de Schopenhauer et la doctrine de l’évolution nous livrent le secret de l’énigme universelle. La première écarte à jamais l’erreur séculaire qui conduisait à chercher la vraie nature de l’homme dans les œuvres de la réflexion, au lieu de la demander aux impulsions aveugles de la volonté inconsciente, et en même temps elle affirme l’analogue de tous les êtres, puisque la même volonté est partout à la racine de chaque existence finie. Et la théorie de l’évolution, par son principe de la descendance et du transformisme, se charge de donner la démonstration empirique de l’identité universelle. C’est ainsi que les théories de l’autogenése et de la phylogenèse deviennent le plus éloquent commentaire du grand principe dont s’inspirait déjà la philosophie de Leibniz. Noiré salue comme autant de vérités indiscutables les hypothèses que Hæckel a développées dans ses théories du Bathybius, de la gastrula, des éponges calcaires ; nous avons vu plus haut quel sort la science leur avait réservé. Les rapprochements que la nouvelle sociologie se complaît à poursuivre entre les organismes vivants et les sociétés humaines, entre les sociétés animales et l’organisation complexe des individus supérieurs, sont, aux yeux de Noiré, autant de témoignages irrécusables de la vérité de l’analogie. Nous devons croire que la société et l’individu, que l’homme et l’animal, que l’animal et la plante, que la plante et la matière sont alliés par des affinités essentielles, et qu’entre la