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Il soutient d’ailleurs que la vraie morale et la vraie religion ne peuvent se rencontrer que dans la doctrine qui professe le désintéressement absolu et le mépris de la vie. Là s’accuse, selon lui, l’indiscutable supériorité du pessimisme sur toute autre philosophie. Par là, le monisme pessimiste est l’héritier légitime du christianisme, qu’il dépasse tout en le continuant. Comme le chrétien, le pessimiste enseigne le détachement de la vie et le prix du sacrifice. Mais il ne trompe pas la faiblesse humaine par les espérances chimériques d’un autre monde, et laisse toute sa tragique grandeur au devoir, qui commande à l’individu de se dévouer à ses semblables sans espoir pour lui-même. Comme le christianisme, la religion nouvelle continuera d’alimenter dans les âmes la flamme mystique des vertus théologales : la foi dans l’efficacité de la science et du dévouement, l’espoir de la délivrance finale, ou la pitié infinie pour tous les membres souffrants de l’être universel.

Malgré son double effort pour satisfaire tout à la fois aux exigences des esprits scientifiques et aux besoins des âmes spéculatives, le monisme de Hartmann ne réussit pas mieux que celui de Hæckel à rallier les convictions. Malgré le succès de curiosité qu’il obtint auprès du grand public, et les témoignages d’estime que les connaisseurs ne purent refuser au talent et à l’érudition de l’auteur, malgré la rapide succession des nombreuses éditions de la Philosophie de l’Inconscient, le système de Hartmann ne tarda pas à soulever l’opposition également passionnée des savants et des philosophes.

Les premiers oublièrent les efforts méritoires de Hartmann pour renouveler la philosophie de la nature et celle de l’esprit par d’incessants emprunts aux récentes découvertes des sciences positives : ils ne voulurent voir que les erreurs ou les négligences de détail, que l’exécution d’un plan si vaste rendait peut-être excusables. On releva avec aigreur ou malice l’indiscret appel que faisait trop volontiers l’auteur aux interventions de l’Inconscient, c’est-à-dire aux explications purement téléologiques. On montra comment il lui arrivait souvent de prendre les bornes de son propre savoir où les limites actuelles et provisoires de nos théories physiques pour les bornes définitives et infranchissables du mécanisme scientifique. On triompha contre lui de certaines complaisances pour les fantaisies de la vieille physiologie, pour les hardiesses du récent spiritisme. Oscar Schmidt, aux applaudissements des savants, rassembla dans une brochure incisive les plus graves de ces critiques.

Hartmann ne put laisser sans réplique ce violent réquisitoire, et, pour ajouter à l’effet de la réponse, il l’inséra en appendice dans la nouvelle édition de son écrit jusqu’alors anonyme, L’Inconscient du