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dualisme des attributs divins que Hartmann soutient à l’encontre de Hegel et de Schopenhauer, l’opposition de la raison et de la volonté au sein de l’absolu, ne fait que traduire, en langage métaphysique, une vérité d’expérience qu’aucune psychologie n’a méconnue et qu’exprime la distinction traditionnelle de la chair et de l’esprit, des sens et de la raison, de l’égoïsme et du devoir. Hartmann sans doute avec Schopenhauer transforme en une opposition radicale et permanente ce que les écoles antérieures n’envisagent que comme un désordre passager. Mais il croit bien que les faits ici encore lui donnent raison. Ce qui le prouve, selon lui, c’est que la volonté humaine est incapable de se connaître ; c’est qu’elle veut une chose, alors qu’elle en croit vouloir une autre ; c’est qu’elle se consume vainement à la recherche du bonheur, malgré les leçons de la raison, qui lui démontre l’illusion de sa poursuite.

La science de la nature, l’étude du cœur humain, voilà les arguments de fait que Hartmann invoque à l’appui des théories de sa métaphysique sur l’inconscience de l’Un-Tout, sur le dualisme de la volonté et de la raison au sein de l’absolu.

Son pessimisme métaphysique et moral lui-même, j’entends la doctrine qui soutient que le monde est mauvais et que le devoir des volontés individuelles est de travailler à l’anéantir, prétend bien aussi s’autoriser de tous les enseignements de l’expérience et de la vie. La nature ne nous crie-t-elle point par toutes les voix du monde vivant que le bonheur est l’aspiration essentielle des êtres ; et en même temps ne démontre-t-elle pas avec une irrésistible évidence par les mécomptes et les souffrances sans nombre des créatures que le bonheur est inconciliable avec la vie, avec l’existence ? Cette conclusion suprême de sa doctrine, Hartmann revendique pour elle la même certitude que pour toute autre généralisation scientifique. Il analyse curieusement toutes les conditions et les formes de l’existence ; il dresse minutieusement le bilan des plaisirs et des peines de la vie, et ne doute pas, malgré les objections de psychologues comme Horwicz, que ses analyses et ses mesures aient toute la précision des opérations analogues de la science.

On le voit, Hartmann ne présente avec tant de confiance au public les conceptions les plus paradoxales, les plus hasardeuses de sa métaphysique, que parce qu’il les croit mieux étayées que celles de ses devanciers sur les témoignages multiples de l’expérience. Son monisme veut répondre ainsi aux exigences de la pensée contemporaine, qui n’admet plus décidément que la spéculation et les faits puissent se contredire.

Cette conception nouvelle des rapports de la métaphysique et de la