Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 13.djvu/154

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
150
revue philosophique

moléculaires ne sont que les manifestations extérieures de l’affinité ou de l’antipathie secrètes des êtres élémentaires ?

Rien n’interdit de croire que la grande loi qui régit toutes les combinaisons de la matière, le principe de la plus petite dépense d’énergie pour la plus grande somme de travail mécanique correspond dans les consciences rudimentaires des atomes physiques au besoin de réaliser le plus grand accord possible des activités individuelles, ou encore d’échapper ainsi à la souffrance qui naît des conflits mutuels. C’est ainsi que, par une distribution de mieux en mieux ordonnée de l’énergie universelle, l’ordre ou la beauté du monde et la félicité des êtres croissent dans la même proportion.

Sans doute, les sens ne nous apprennent rien sur cet instinct et sur cette sensibilité des atomes. Mais la science elle-même ne nous apprend-elle pas à nous défier de la portée de nos organes, qui ne perçoivent dans l’infinie diversité des manifestations du mécanisme universel que quelques rares modes du mouvement, ceux qui sont le mieux accommodés à la grossièreté de nos organes ou même de nos instruments ? la science n’est-elle pas obligée encore de reconnaître que, atteignit-elle tous les mouvements, la sensation et la pensée échapperaient encore à : la prise de nos organes. Nous ne jugeons, en effet, de la pensée des autres êtres que sur la foi des analogies extérieures qu’ils présentent avec nous, et nous sommes portés à croire que la vie psychique est absente là où toute analogie de forme et de mouvement entre eux et nous fait défaut.

Mais s’il paraît malaisé d’étendre aux atomes le sentiment même sous sa forme la plus fugitive, la plus rudimentaire, la science nous peut aider à le découvrir dans des régions presque aussi obscures, aussi éloignées de la portée de nos sens que le monde imperceptible des atomes. Elle nous permet de suivre dans une progression descendante depuis l’homme jusqu’au plus infime animal les manifestations de la sensibilité et de la volonté : elle les découvre partout associées à la substance nerveuse, non seulement dans le règne des vertébrés, mais dans celui des invertébrés ; elle nous la découvre dans l’activité des centres inférieurs, aussi bien que du centre directeur du cerveau. Et, là même où la substance nerveuse fait défaut, elle n’hésite pas avec Cl. Bernard à faire de la sensibilité une propriété du tissu vivant, aussi bien que chez les végétaux que chez les animaux. Enfin elle réduit, par un dernier et suprême effort, toute l’activité des organismes à celle des cellules : et comme les cellules sont plus compliquées en structure que certains organismes, auxquels cependant on est bien obligé d’accorder la sensibilité et la vie, qui s’oppose à ce que de la spécialité, de la complexité