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toucher l’assiette ; il la manie avec force gestes de plaisir, et son visage exprime aussi une joie excessive. Bientôt, moi la soutenant aux trois quarts, il la porte à sa bouche, comme il fait de tous les objets avec lesquels il entre en connaissance, Sa grand’mère Ya nourri au biberon. J’ai remarqué chez lui, comme chez beaucoup d’autres enfants, une tendresse toute particulière pour sa nourrice. Dès qu’il tient un objet désiré, lorsqu’il éprouve un plaisir qui n’est pas celui de manger, il se tourne en riant du côté de sa grand’mère, comme si sa joie avait besoin d’être partagée, pour être complète. Ou bien ne faut-il voir là qu’une association toute machinale, l’enfant n’ayant jamais éprouvé quelque joie, que sa grand’mère ne fût là pour en prendre sa part ?

Chez un enfant de trois mois et demi, nous remarquons donc la distinction d’un grand nombre d’idées essentielles, mais quelques-unes encore bien vagues et indéterminées. Il se distingue de sa mère, de sa grand’mère, de sa sœur, de moi, de l’oiseau, de la cage, du chat, de la table, de l’assiette, etc. Mais, même à sept mois, l’enfant voit les détails saisissants plus que les ensembles ; il les voit par une sorte d’abstraction imaginative, qui lui fait arriver les perceptions extérieures comme par morceaux de couleur. Il n’a qu’une appréciation imparfaite de la distance et du poids : l’objet un peu éloigné doit être particulièrement sonore ou vivement éclairé pour que sa curiosité, même excitée par l’utilité, s’y attache ; il veut saisir l’objet avant qu’il soit à la distance voulue ; il prend à pleine main, et comme s’il s’agissait d’un corps compacte et assez lourd, une simple feuille coloriée. Il distingue bien un biberon d’après sa forme et sa couleur ; mais il compare si peu, qu’il saisit avec le même entrain un biberon plein et un biberon vide. À sept mois, il compare mieux et il paraît avoir déjà des perceptions visuelles associées à des idées de genre : la forme et la couleur d’une pomme de terre, d’un morceau de pain, d’un gâteau, d’un fruit, les lui font promptement distinguer au point de vue de leurs qualités sapides. À un an, à deux ans, sa curiosité s’étant développée par l’exercice, par la facilité et le besoin d’émotions toujours nouvelles, par l’accroissement de ses forces musculaires et surtout de ses facultés de mobilité et de locomotion, il compare et distingue encore beaucoup plus. Toutes les idées de situation, de figure, de relief, de distance, de poids, se sont perfectionnées au point de se rapprocher, dans beaucoup de cas, des mêmes idées chez un adulte. Mais que d’illusions, dont il a quelquefois conscience, lui causent encore ces perceptions qui mettent en conflit les sensations actuelles de la vue et les jugements acquis d’extériorité ! Il faudra encore de nombreuses expériences, de nom-