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apportent leur contingent de perceptions indispensables à celles de la vue. D’ailleurs, l’œil est plus mobile, les muscles en sont plus forts, il s’ouvre davantage : ce qui non seulement élargit le champ de vision, mais permet la formation graduelle des idées de localisation, de relief et de distance.

Que toutes ces idées soient encore bien confuses dans le cerveau d’un enfant de deux mois, c’est de toute évidence. Il a cependant déjà fait un grand nombre de ces expériences musculaires, qui sont la condition de formation de toutes les idées d’extériorité, et en particulier de la distinction entre l’extérieur et l’intérieur. De même que par la distinction de ses cris et des voix ou des bruits étrangers, l’enfant imagine bientôt, comme distincts de lui, des êtres capables de se faire entendre comme lui, de même les sensations musculaires des mouvements qu’il produit se distinguent pour lui de celles des mouvements qu’il ne produit pas, et cette distinction se corrobore par les sensations concomitantes de la vue, qui lui font voir ces corps étrangers en mouvement. Les progrès de sa motilité amènent donc ceux de ses idées sur l’existence séparée des choses, en même temps que sur leurs formes, leurs relations et leurs distances. À trois mois, la mobilité des yeux, du cou, du bras, s’est accrue ; de là une foule de sensations musculaires combinées à des sensations visuelles, dont le résultat est une distinction plus nette de toutes les idées dont nous parlons. Il commence aussi à avoir le discernement, je ne dis pas l’appréciation, du poids, qui appelle en jeu le sens musculaire de l’effort, et surtout, si l’on en croit Ferrier, le sentiment des contractions des organes respiratoires.

Marie, à trois mois et demi, distingue déjà plusieurs parties de son corps. Quand sa mère lui demande : « Où sont tes petons ? » elle promène d’abord à droite et à gauche ses yeux incertains, et bientôt, penchant son cou, elle les dirige vers ses pieds. Elle en fait autant pour sa robe, qu’elle paraît prendre pour une partie de sa personne. Elle joue avec sa mère, elle la caresse : celle-ci approchant sa joue, la petite, de ses maladroites mains, touche, palpe, saisit le visage maternel, avec une intention évidente de marquer sa tendresse. Elle jase aux fleurs, selon l’expression de sa mère. Elle est passionnée pour les couleurs, surtout pour les plus vives. Lui montre-t-on une image coloriée, elle fait deux ou trois soubresauts, et, sans pour cela perdre le sein, elle tend ses frémissantes mains vers la gravure. Bientôt, elle lâche le sein, et, haletante de désir ou de plaisir, l’œil fortement attentif, le visage tout épanoui, poussant de petits cris d’oiseau, elle cherche à manier le bel objet, elle le saisit à deux mains, le froisse et l’admire, sans y rien voir que les