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P. JANET. — le spinozisme en france

sante de Maine de Biran[1], proclamé par Cousin lui-même le plus grand philosophe français du xixe siècle et qui, dans tous ses écrits, renouvelant le principe de Leibniz, mais placé surtout au point de vue psychologique, avait pris son point de départ dans l’acte personnel et individuel de la volonté humaine ; 2o au point de vue politique et social, par l’influence de la philosophie du xviiie siècle et par la doctrine des droits de l’homme, charte de la Révolution française et de toute l’école libérale. L’école de Cousin se croyait donc autorisée à défendre la personnalité humaine contre l’envahissement du panthéisme spinoziste, et au point de vue scientifique, puisque la première et la plus assurée de toutes les existences est celle du moi, et au point de vue moral et social, le panthéisme étant lié invinciblement, croyait-elle, à l’absorption de l’individu par le tout. Et c’est ce point de vue que défendait surtout le fin et profond publiciste Tocqueville, qui avait puisé en Angleterre et en Amérique un si profond sentiment de l’individualité et qui faisait remarquer avec tant de sagacité les dangers du panthéisme dans la démocratie. « On ne saurait nier, disait-il (Démocratie en Amérique, t. II, 1re partie, ch. VI), que le panthéisme n’ait fait de grands progrès de nos jours. Les écrits d’une portion de l’Europe en portent visiblement l’empreinte. Les Allemands l’introduisent dans la philosophie, et les Français dans la littérature… Ceci ne me paraît pas venir seulement d’un accident, mais tenir à une cause durable. À mesure que, les conditions devenant plus égales, chaque homme en particulier devient plus semblable à tous les autres, plus faible ou plus petit, on s’habitue à ne plus envisager les citoyens, pour ne considérer que le peuple ; on oublie des individus pour ne songer qu’à l’espèce… Un pareil système (le panthéisme), quoiqu’il détruise l’individualité humaine, ou plutôt parce qu’il la détruit, aura des charmes secrets pour les hommes qui vivent dans les démocraties… Il attire naturellement leur imagination ; il nourrit l’orgueil de leur esprit et flatte sa paresse. »

Tandis que Tocqueville voyait clairement les menaces du panthéisme et ses affinités secrètes avec la grandeur et la faiblesse de la démocratie, Jouffroy au contraire se faisait de singulières illusions lorsqu’il croyait le panthéisme incompatible avec les idées et les croyances de l’Occident, et à ce titre peu dangereux. « Il n’est pas dans la nature des races occidentales, disait-il, de mépriser la réalité

  1. Maine de Biran, sans avoir jamais étudié Spinoza d’une manière particulière, l’a toujours en perspective lorsqu’il expose ses propres idées ou celles de Leibniz.